L’une des caractéristiques du ministère terrestre de Jésus, Parole de Dieu incarnée, c’est ce que les théologiens appellent la commensalité. Ce mot désigne le fait de manger un repas dans la convivialité. Il est donc intéressant de se demander pourquoi Jésus a passé tant de temps à table avec ses amis comme avec ses adversaires, et a institué comme culte à Dieu des réunions dans lesquelles on mange.
La commensalité dans la Bible entière est un thème important. Le manger et le boire dans l’Ancien Testament servent d’images pour la satisfaction spirituelle :
Psaume 23,5 tu dresses devant moi une table et ma coupe déborde
Psaume 17,15 je me rassasierai de ton image
Esaïe 55,1 venez et achetez du pain du lait et du vin...
D'ailleurs les sacrifices (qu’ils soient païens ou juifs) étaient l’occasion de manger (de la viande).
Il faut aussi noter que parmi1 les premiers problèmes internes à l’Église auxquels les chrétiens eurent à faire face concernent la commensalité : en Actes 6 les juifs de langue grecque se plaignent qu’on ne prend pas soin des veuves de langue grecque dans le service quotidien2, c'est à dire à la table commune à laquelle mangeaient juifs palestiniens parlant araméen et juifs de la diaspora parlant grec. En Actes 15 le problème est (partiellement) du même ordre, sauf qu’il s’agit de juifs devenus chrétiens qui ne veulent pas manger avec des païens devenus chrétiens parce qu’ils mangent des viandes sacrifiées aux idoles. Le même problème est dénoncé en Galates 2 par Paul qui reproche aux colonnes (v9) de l’Église de se laisser entraîner dans une hypocrisie révélée grâce au repas (v11-14).
Dans toutes les cultures, sauf les cultures ultra-individuelles ou l’individu mange uniquement pour se nourrir, le repas est un moment de convivialité. Lorsqu’on veut fêter un événement, tel un mariage ou un anniversaire, en général on organise un (bon) repas. Quand on veut réunir la famille, on organise un repas. Même quand on veut faire des affaires, il n’est pas rare qu’on discute autour d’un repas. Être empêché de participer au repas diminue l’intérêt du repas pour les autres. Refuser de participer à un repas est mal perçu par le reste de la communauté.
Le repas commun, dans l’Antiquité, est en effet une manifestation de la vie des confréries ; il affiche l’identité du groupe face à l’extérieur.3
Ainsi le repas n’a pas pour seule fonction de manger. Il génère avec et par la participation des congénères, un esprit, une ambiance. Celle-ci peut-être triste ou joyeuse, tendue ou tranquille, guindée ou décontractée... Il en est de même pour le repas du Seigneur. La responsabilité des participants est importante. Non seulement le jour du repas mais aussi dans les relations qui sont construites entre les participants. Car s’ils ont des relations tendues, le repas sera tendu. S’ils ont des relations d’amour, le repas, sera agréable pour tous et attirant pour les personnes qui découvriraient la communauté.
Mais les participants ne font pas absolument tout. Le repas aussi a son importance en lui-même, sinon autant se réunir sans manger quoi que ce soit. Le repas est le prétexte pour se réunir. S’il n’est qu’anecdotique comme l’est le dîner du Seigneur dans la plupart des églises depuis qu’il a été séparé des agapes il ne joue plus son rôle d’élément de convivialité.
C’est parce qu’on a perdu ce rôle central du repas, pendant lequel on remerciait (eucharistie) Dieu pour la communauté, que se sont développées ces polémiques sur le corps et le sang de Jésus-Christ. En effet il fallait bien redonner un intérêt à se regrouper autour d’un geste qui ne nourrit plus le corps. L’emphase mise sur la signification voire la transformation du pain et du vin ne sert qu’à masquer la pauvreté de la convivialité des réunions devenues purement religieuses. Laissons un exégète actuel de renom nous aider à repenser le dîner du Seigneur :
Les repas de Jésus anticipent ce banquet du salut, englobant maintenant déjà tous ceux que le Règne de Dieu accueillera dans le futur (...). Les repas de Jésus sont ainsi « l’expression même de la mission et du message de Jésus (Mc 2,17) ; ce sont des banquets eschatologiques, des prémices du festin du salut des derniers temps (Mc 2,19) ». La commensalité avec les déclassés affiche l’espérance de Jésus en un Règne qui investit toute la société de son temps ; cette espérance contredit la structure cloisonnée que l’ordre religieux fondé sur la Torah et le Temple avait construite dans la société juive.
L’idéal de contre-société que concrétisent les repas du prophète de Nazareth traduit un refus du particularisme religieux ; il faut en mesurer l’enjeu, et à cet égard, la composition de son groupe d’adhérents est révélatrice.4
La commensalité dans la fraternité, la convivialité, la joie, la fête, sans distinction sociale ni raciale ni genrée, est un avant goût du festin qui nous attend. Non pas (seulement) parce que la nourriture y sera bonne, mais parce que la satisfaction sera totale : nous seront rassasiés :
15… ils sont devant le trône de Dieu ;
ils lui rendent un culte, jour et nuit, dans son sanctuaire.
Celui qui est assis sur le trône les abritera dans sa demeure ;
16 ils n’auront plus faim, ils n’auront plus soif ;
le soleil ne les frappera plus, ni aucune chaleur.
17 Car l’agneau qui est au milieu du trône les fera paître
et les conduira aux sources des eaux de la vie,
et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux.5
Le repas est un bon moment pour parler de nos vies, de nos luttes, de nos succès. Comme en Jean 13 à 17 ou en Jean 21 c’est l’occasion d’apprendre les uns des autres. Les plus jeunes des plus anciens, les plus novices des plus expérimentés, les plus ignorants des plus instruits, mais l’inverse est vrai aussi ! C’est un temps pour mieux se connaître et concrétiser les termes de fraternité et de sororité. c’est un temps pour se servir les uns les autres, s’encourager les uns les autres, s’accueillir les uns les autres et être hospitalier, et éventuellement se réconcilier les uns avec les autres.
C’est un temps pour créer des souvenirs éternels.
Notes
1 Le tout premier est celui des finances signalé par l’épisode d’Actes 5,1-11 avec Ananias et Saphira.
2 Actes 6,1
3 Daniel Marguerat, L’Aube du christianisme, Labor et Fides, Genève, 2008, p.59
4 Daniel Marguerat, L’Aube du christianisme, Labor et Fides, Genève, 2008, p.59
5 Apocalypse 7,15-17