Matthieu 26,17-30 et Marc 14,12-26 (1ère partie)

Les deux textes sont très proches. Les différences sont minimes mais peuvent avoir des significations, que nous explorerons, tout comme les points communs. Les voici en parallèle :

Les deux textes indiquent que la préparation de la Pâque commence le premier jour des pains sans levain (ou azymes1). Cette fête durait 7 jours pendant lesquels on éliminait toute trace de levain dans les maisons (l’occasion de nettoyer les cuisines à fond) et on ne mangeait que des pains non levés, sortes de galettes rondes et plates, en souvenir du départ précipité pour quitter L’Égypte (Exode 23,15 ; 34,18). Il semble qu’à l’origine cette fête était indépendante de la Pâque proprement dite2, mais qu’elles fusionnèrent par la suite (Deutéronome 16,1-8 ; Marc 14,1).

Marc précise que le premier jour des azymes correspond au jour ou on sacrifiait la Pâque c'est à dire l’agneau. Comme le calendrier juif compte les jours à partir du soir (et non du milieu de la nuit comme nous aujourd’hui), ainsi l’agneau était sacrifié entre les deux soirs du premier jour.
Matthieu ne s’embarrasse pas de cette précision parce qu’effectivement elle est problématique si on veut que la date de la mort de Jésus corresponde avec la date du sacrifice de l’agneau (Jean 18,28 ; 19,14). Quoi qu’il en soit, pour Marc et Matthieu, le denier repas de Jésus avant sa mort fut un dîner de Pâque (fin de Matthieu 26,17 ; Marc 14,12.16).

Ainsi « le soir venu » n’est pas précis et ne correspond pas forcément au soir du premier jour (qui est le début du deuxième jour selon le calendrier juif) mais peut éventuellement être le premier soir, c’est à dire le début du premier jour, le premier soir de la fête des Azymes. Cette imprécision, ou manque de clarté sur la date exacte a son importance : elle nous indique qu’il n’est pas nécessaire que nous essayions d’être plus précis que les évangélistes eux-mêmes et nous ferions bien de ne pas nous attarder sur ce genre de détail.

L’identité de celui qui prête (ou loue ?) la salle n’est pas connue : Matthieu ne précise pas (Jésus parle d’« untel ») quand Marc parle d’un homme portant une cruche, ce qui devait être assez remarquable puisque c’étaient les femmes qui portaient les cruches le plus souvent. Était-il un disciple ou un sympathisant, impossible de le savoir. Ce que nous pouvons retenir ici c’est que la Pâque de Jésus, sans demander de grand préparatifs n’est pas improvisée et qu’elle a lieu dans un endroit adapté à ce type de repas.

Si ce sont les disciples qui prennent l’initiative de proposer à Jésus de faire des préparatifs (ce qui est différent en Luc), ils s’adressent à Jésus comme au chef de famille qui traditionnellement présidait la fête. Cela démontre à quel point Jésus a investit son cœur dans sa relation avec eux mais également l’estime qu’avaient les disciples pour leur maître, mélange d’admiration, de fraternité et de désir de le servir.

Les textes ne parlent des préparatifs qu’en terme de lieu. Pour le reste nous n’avons pas les détails. Ces détails peuvent être implicites pour un lecteur juif qui sait sans qu’on le lui dise ce qu’on prépare pour un repas de Pâque et c’est probablement vrai pour les destinataires de l’évangile de Matthieu qui s’adresse à des juifs parlant grecs de la région d’Antioche. Mais en ce qui concerne les lecteurs du deuxième évangile3, ce n’est pas aussi évident puisque Marc dans le reste de son évangile explique les coutumes juives auxquelles il fait référence (5,41 ; 7,3-4 ; 14,12 ; 15,34 ; 15,42) ce qui implique que ses lecteurs ne sont pas très familiers avec elles. Ainsi il semble que respecter le coté traditionnel du repas n’était pas pour Jésus une priorité absolue : bien qu’il s’agisse d’un dîner de Pâque, les textes insisteront plus sur le pain et le vin que sur l’agneau et les herbes amères. Par contre nous avons l’indice d’un dîner important, car les convives ne sont pas seulement à table ils sont « allongés » ce qui était la position pour manger des repas solennels (fêtes religieuses ou mariages4) en particulier pour montrer que contrairement à Exode 12,11 prescrivant de manger debout, maintenant on peut s’allonger parce que libres.

Matthieu précise que « son temps est proche ». Pour ceux qui connaissent la fin de l’histoire, cette parole est facilement compréhensible. Sans entrer dans le détail du texte concernant l’annonce de la trahison de Judas il faut cependant remarquer deux choses importantes :
- D’abord, un jeu de mot en grec entre l’occasion favorable5 que cherche Judas pour livrer Jésus et le temps6 proche dont parle Jésus. Les préparatifs de Judas ne sont pas du même ordre que ceux de Jésus, mais les deux sont des préparatifs pour la mort du Messie.
- Ensuite que le moment du dîner du Seigneur est entouré de la trahison de Judas avant, et du reniement de Pierre après. Les deux disciples défaillants ont participé au dernier dîner ce qui ne les a pas empêcher de tomber. L’un comprendra, l’autre non

Les disciples angoissés interrogent Jésus : « Est-ce moi Seigneur ? ». Jésus ne donne pas de réponse précise aux disciples. Cependant le geste de mettre la main dans le plat en même temps que Jésus indique que celui qui va le trahir est l’un de ses plus proches parmi les proches, puisqu’il participe à ce dernier dîner7. Pour le lecteur de Marc tous les disciples sont de potentiels traitres et il peut se demander aussi « et moi, serais-je de ceux qui pourraient le trahir alors que je me sens proche ? ». En Matthieu Jésus adoucit l’effet littéraire en donnant la réponse au lecteur. Mais la présence de Judas au sein même des disciples lors de ce moment solennel reste effrayante. Elle a le mérite cependant d'être un indice quant à la question des personnes qui peuvent ou ne peuvent pas (au delà de leur dignité) participer au dîner du Seigneur.

Le Fils de l’Homme est une expression que Jésus utilise dans les quatre évangiles. Nul doute que c’était une des expressions favorites par laquelle Jésus se présentait d’un point de vue spirituel. Le Fils de l’Homme selon Jésus (et Pierre) c’est le Christ ou le Fils de Dieu (Matthieu 16,13-20), celui qui donne les clés de l’Église. Le Fils de l’Homme est le juge de Daniel 7,13. Ce juge prononce une sentence sur celui qui le trahit : malheur qu’on peut traduire aussi par hélas. Cette prédiction de malédiction, le lecteur de Matthieu en connait le déroulement : Judas se suicidera par pendaison (ce que cependant Marc ne dit pas laissant planer le mystère sur le sort du traître). Jésus ne l’a jamais vraiment condamné. Il s’est condamné tout seul : « c’est toi qui l’a dit ».

Nous en arrivons au dîner proprement dit. Il est important de chercher les indices concernant la nature de ce repas selon Marc et Matthieu, et de ne pas négliger ce qui s’est passé dans la première partie du repas6. En effet la seconde partie est décrite de manière très sobre (seulement 4 versets) si on compare le récit avec les descriptions précises des différentes rituels de l’AT (dont les différentes descriptions des Pâques au cours du temps) ou même les descriptions que nous avons du rituel de la Pâque dans le traité Pesachim de la Mishna (commentaire juif du début du 3ème siècle). Ceci est probablement un indice à ne pas négliger concernant la simplicité et la sobriété à laquelle Jésus nous invite. Sobriété à la fois dans l’organisation mais aussi dans la manière de comprendre ce moment. C’est ce que nous allons vérifier dans la deuxième partie de cette étude.


Notes

1 Du grec ἀζύμων (azumôn) qui par transcription a donné « azyme ». Les azymes étaient des pains qu’on préparait aussi en temps ordinaire, quand on n’avait pas le temps pour faire lever la pâte.

2 La toute première Pâque est décrite en Exode 12, la deuxième en Nombres 9, les instructions pour les suivantes sont en Deutéronome 16 qui précisent que la Pâque doit être célébrée à Jérusalem (implicite).

3 Deuxième dans l’ordre traditionnel de nos bibles, mais probablement premier à avoir été écrit aux alentours de 65 ap. J.C.)

4 Par exemple, le mot traduit le plus souvent par convives en Matthieu 22,10 devrait être traduit par des gens allongés

5 Εὐκαιρίαν (eukairian)

6 Καιρός (kairos)

7 Ce que le lecteur et Jésus savent, mais les disciples ne le réalisent peut-être pas encore.

8 Matthieu répète explicitement deux fois « pendant qu’ils mangeaient » alors que Marc utilise deux formules qui ne sont pas semblables.