Petite histoire de la pensée chrétienne sur
la sexualité

Tatien le Syrien1 qui vécu dans la première moitié du 2ème siècle fut accusé d'encratisme, c'est à dire de proclamer que toute activité sexuelle quelle qu'elle soit était de l'ordre du péché. Irénée de Lyon, Clément d'Alexandrie, Tertullien, réfuteront ce point, mais eux-mêmes et toute l’Église furent malgré tout très influencés par ces mouvements d'ascétisme qui regardaient le sexe comme inconvenant, voire comme péché. Grégoire de Nysse, au 4ème siècle écrivait que la sexualité était une activité humaine permise par Dieu après la chute pour adoucir la dureté de l'apparition de la condition mortelle de l'homme. Célibat, virginité, abstinence et continence, tous ces termes vont faire long feu dans la prédication de l'église. Et cela sera encore renforcé par l'apparition et le développement de l'érémitisme (ermites) et du monachisme (moines) à partir du 4ème siècle.

Au début du 5ème siècle, par sa rigueur analytique et son platonisme, Augustin2 va influencer l’Église de manière durable et profonde dans de nombreux domaines, dont celui de la perception de la sexualité. Contre Grégoire de Nysse, il affirme (en s'appuyant sur Ephésiens 5,31-32) que le mariage en général et la sexualité en particulier n'ont pas comme seule fonction la procréation mais aussi d'être un signe de l'union et de la fidélité du Christ à l’Église. Pourtant il affirme aussi que la sexualité est un obstacle pour l'homme dans son désir de Dieu. La chair s'oppose à l'esprit, et dans la chair, le sexe est bien présent ! Pour Augustin, la sexualité introduit un désordre dans le désir comme la chute dans la création. Adam et Eve (dont il lit le récit littéralement et donc chronologiquement) s'ils ont eu des rapports sexuels avant la chute (ce que la Genèse ne dit pas), ne ressentaient pas ce désir, cette attirance, cet appétit sexuel, que nous pouvons ressentir après la chute. Ce qui est suspect ce n'est pas la sexualité, mais le désir puissant qui lui est associé et qu'il appelle concupiscence3. Logiquement, si le désir est une force d'en bas qui détourne l'âme de l'élévation vers Dieu, mieux vaut la virginité. Puisque le Royaume de Dieu vient, et que toute création doit être dissoute, il n'est plus besoin de faire des enfants.

Bien d'autres auteurs parlent de la sexualité tout au long du Moyen-Age. Peu s'éloignent (Cassien) ou repoussent les thèses d'Augustin. En tout état de cause personne n'aura autant d'influence que lui sur la pensée dans l'Eglise. En Occident, bien des auteurs influents vont parfois radicaliser la pensée d'Augustin. Par exemple pour Grégoire le Grand (fin du 6ème siècle) le plaisir associé au sexe est clairement de l'ordre du péché. Augustin n'allait pas jusque là.

Après la réforme grégorienne4 du 11ème siècle qui impose (entre autres) le célibat à tous les clercs, on assiste à l'apogée de la puissance religieuse et matérielle5 des moines. Leur pensée va orienter celle de l'église toute entière. Pierre Damien, Anselme de Cantorbéry, Bernard de Clairveaux6 sont parmi les plus emblématiques. Ils ne sont pas très objectifs en matière de sexualité, eux qui pensent que les vrais chrétiens ne peuvent que devenir moines pour échapper aux désirs du monde et être déchargés du fardeau d'avoir à prendre soin d'une famille7.

Au 13ème siècle, Thomas d'Aquin, un théologien qui lui aussi aura un impact majeur sur le développement de la pensée de l'église parle peu de sexualité. Mais dans la troisième partie de sa Somme Théologique (son œuvre majeure) sur les sacrements, il prend l'exemple du mariage de Marie et Joseph et démontre qu'ils ont eu le mariage le plus parfait qu'on puisse imaginer, puisqu'ils ont pu être à la fois fidèles l'un à l'autre, et élever un8 enfant, tout en n'ayant jamais eu de relations charnelles9 :

« Dans une nature déjà corrompue par l'acte conjugal, la chair n'aurait pu naître sans être imprégnée du péché originel »10.

Là encore, la sexualité est mise au banc des suspects : elle est à la fois cause et conséquence de la corruption de la nature. Mais pouvons nous tous avoir des enfants sans relations sexuelles11 ? Thomas concède alors que la sexualité n'est acceptable que pour la procréation.

Les premiers réformateurs remirent en cause le célibat du clergé. Conjointement avec la théologie du salut par la foi et non par les œuvres ils permirent de désamorcer, au moins pour ceux qui acceptaient la réforme, cette supériorité du célibat sur le mariage colportée depuis les premiers Pères de l’Église (à partir d'une interprétation de 1Corinthiens 7). Mais en admirateurs d'Augustin ils ne se penchèrent pas en détail sur sa vision de la concupiscence. Luther ou Zwingli exhortaient les chrétiens à se marier à l'adolescence afin d'éviter l'immoralité sexuelle (cf. 1Corinthiens 7,9). Le sexe est resté suspect, et malgré les tentatives ici ou là de dédramatiser le sexe, l'héritage d'Augustin pèse encore les consciences. Remarquons cependant le discours de deux figures importantes, et influentes, du 20ème siècle : Karl Barth le protestant et Jean Paul II le catholique.

Le premier, théologien protestant majeur, explique (en résumé) que la Genèse révèle un plan divin qui passe par la différenciation des sexes dans le but d'être un signe de la relation de Jésus-Christ avec Dieu. Ainsi en accord avec la Genèse, l'humain est homme et femme et pas homme ou femme. L'union sexuelle comme signe de la trinité, voilà qui réhabilite le sexe !

Le 28 novembre 1984, Jean-Paul II terminait un cycle de 129 enseignements commencés en 1979 et consacrés à la théologie du corps. Cet enseignement redresse et prend même à contre-pied ce que le catholicisme enseignait jusqu’alors. Peut-être est-ce pour cela qu'il est passé inaperçu, trop en avance sur son temps ? Le message principal part du constat que le christianisme est une théologie de l'incarnation, et qu'il ne peut pas négliger le corps. Ainsi la sexualité est une bonne chose, et pas seulement pour procréer, mais aussi pour comprendre l'amour, la liberté, la joie, et pour mieux connaître Dieu.

Il reste aujourd'hui un point fondamental commun à la plupart des tendances chrétiennes : les relations sexuelles sont bonnes, mais dans le cadre de l'union maritale.

Pourquoi « la plupart » et pas « toutes » les tendances chrétiennes ? Parce-que l'idée de la relation sexuelle restreinte au mariage est critiquée parfois par des chrétiens eux-mêmes. Cette critique prend globalement deux direction non exclusives l'une de l'autre. Premièrement il y a des théologiens12 qui pensent que la sexualité de devrait pas être restreinte à la différenciation sexuelle. Car l'amour, dont la sexualité est une des expressions pourrait tout aussi bien se concrétiser entre personnes de même sexe et rester un signe de l'amour de Dieu. Deuxièmement, pour certains13 il est aussi possible d'envisager des relations sexuelles hors mariage (avant le mariage, et pourquoi pas après, aussi !) sans déplaire à Dieu car la sexualité est pour eux indépendante de l'amour.

Ces débats d'aujourd'hui résultent probablement d'un effet de pendule car après avoir voulu présenter l'idéal chrétien comme une forme éthérée de vie spirituelle dans laquelle le corps avec ses sens et ses émotions est considéré « comme Autre, Ennemi et Méchant »14, nous assistons à des débats à l'autre extrême, dans lesquels les questions posées font tout autant abstraction de la révélation biblique. Comme le dit le théologien orthodoxe Bertrand Vergely : « Depuis la fin du Moyen Âge, l'Europe n'a cessé de penser l'éthique sexuelle contre. Au conservatisme qui s'oppose au libertinage s'oppose le libertinage qui s'oppose conservatisme »15. La vérité est probablement entre les deux, c'est ce que nous allons explorer avec la bible dans les articles suivants.

Pour méditer :

- Que pensez-vous de l'idée que toute activité sexuelle a été corrompue par le péché ?
- Que pensez-vous de l'idée que le désir sexuel est un obstacle pour le désir de Dieu ?
- Que pensez-vous de l'idée que le plaisir sexuel est péché ?
- Que pensez-vous de l'idée que la sexualité au contraire est un signe de l'unité divine ?
- Que pensez-vous du fait que le corps, et donc la sexualité, ne peut-être négligée dans la vie chrétienne ?
- Que pensez-vous de l'idée que la sexualité ne fait pas partie de « l'amour » et est donc bonne quel qu'en soit le cadre ?
- Pouvez-vous argumenter vos réponses ? Qu'est-ce qui fonde votre conviction ?


Notes

Il est considéré comme Père de l’Église bien que condamné pour hérésie à la fin du 2ème siècle par Irénée de Lyon.

Augustin, Les Confessions [2; 3.1-5; 4.1-3; 6.20-26; 8.10-12, 17, 19-30; 10.39-42]
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/confessions/confessions.htm
   Augustin, Du mariage et de la concupiscence (De nuptiis et concupiscentia, 419); chapitres 2-8, 21-31
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/polemiques/pelage/mariage.htm
Augustin, La cité de Dieu 14.15-26
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/citededieu/index.htm

Ce terme restera un pivot de la pensée théologique ultérieure en matière de sexualité et de mariage. Mais c'est aussi la faiblesse du raisonnement d'Augustin dont on voit qu'il est gêné par la nécessité de la sexualité pour perpétuer l'humanité. On le voit par exemple lorsqu'il écrit : « Comme le mariage est resté légitime, malgré cette intervention du mal, des imprudents pensent que ces mouvements désordonnés de la concupiscence sont parties intégrantes du bien même du mariage. Or, sans être doué d'une grande subtilité, il suffit du bon sens le plus vulgaire pour comprendre que le mariage, dans sa nature, est aujourd'hui ce qu'il était dans nos premiers parents. En tant qu'il est le moyen établi par Dieu pour continuer et propager la société, le mariage est bon en lui-même; ce qui est mal dans le mariage, c'est uniquement ce qui vient de la concupiscence, ce qui cherche à se soustraire aux regards et à rester dans le secret le plus profond. Toutefois, ce mal lui-même, le mariage le tourne en bien, et c'est là sa gloire, quoiqu'il rougisse de ne pouvoir exister sans ce mal. Quand un boiteux se met en marche pour parvenir à un but légitime, cette marche, quoique défectueuse en elle-même, ne rend pas mauvaise la fin obtenue, comme aussi la bonté de cette fin n'a pas la vertu de rendre belle une marche par elle-même défectueuse. Appliquant cet exemple au mariage, nous disons que la concupiscence qui en est inséparable ne saurait le rendre intrinsèquement mauvais, comme aussi la bonté intrinsèque du mariage ne justifie pas à nos yeux la concupiscence ».

A la fin du premier millénaire on se rend bien compte que l’Église a du mal à vivre son idéal évangélique. Un certain nombre de réformes vont être entreprises (dont certaines ne feront probablement qu'empirer la situation). Une des premières réforme d'envergure, lancée par le pape Léon IX mais véritablement mise en œuvre sous Grégoire VII porte le nom de réforme grégorienne (parce que les historiens l'ont appelée ainsi).

Cette puissance matérielle sera dénoncée par les fondateurs d'ordres mendiants (François d'Assise, Dominique de Gunzman...) et d'autres (Pierre Valdo...) au 13ème siècle.

Bernard de Clairveaux, fondateur de l'ordre cistercien qui voulait revenir au fondement de la règle de Saint-Benoît, a écrit 87 sermons sur le Cantique des Cantiques. Sa lecture est allégorique, et il n'envisage les paroles du Cantique que dans une perspective de relation entre Christ et l'Eglise.

Voir par exemple Anselme de Cantorbéry, lettre 211, à Richeza et Burgonde (vers 1097-1100 ?)
     →  cliquez ici pour lire l'extrait de la lettre en question

Après Jérôme, la tradition de l'église considèrera que Marie et Joseph n'ont eu qu'un seul enfant. Les autres dont parlent les évangiles ne sont pas des enfants, mais des cousins.

Thomas d'Aquin, Somme Théologique, IIIa, q.29, a.2
http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/sommes/4sommetheologique3a.htm

10  Thomas d'Aquin, Somme Théologique, IIIa, q.28, a.1
http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/sommes/4sommetheologique3a.htm

11  Voir par exemple : Masters of Sex (3 saisons, 2013-2015), de Michelle Ashford (d’après le roman de Thomas Maier), avec Michael Sheen et Lizzy Caplan.
Série sur la naissance de la sexologie par le Dr William Masters et Virginia Johnson suite aux travaux du Dr Alfred Kinsey. Voir un extrait :
http://bereenne-attitude.com/sexualite55/

12  Je donne ici cet exemple d'un article accessible en ligne (en anglais) afin que chacun puisse se faire une idée. Eugene F. Rogers Jr, An Argument for Gay Marriage,
http://www.religion-online.org/showarticle.asp?title=3069

13  Voir par exemple l'article de George Hunsinger « There is a Third Way: Theses for the Crisis in Our Church », The presbyterian outlook, November 25, 2001
https://pres-outlook.org/2001/11/there-is-a-third-way-theses-for-the-crisis-in-our-church/

14  Paul Ricœur, « La sexualité, la merveille, l’errance, l’énigme », Revue Esprit, N°289, Novembre 1960

15  Bertrand Vergely, « Sexualité », Dictionnaire d'éthique chrétienne, Paris, Cerf, 2014