Matthieu 26,17-30 et Marc 14,12-26 (2ème partie)

Le texte de Marc sur l'institution du repas du Seigneur est une pure narration. Les modifications que Matthieu apporte le transforme en un un texte explicatif :

Au cours du repas, Jésus prit du pain. Il faut noter ici que Jésus ne prend pas un pain spécifique préparé à l’avance pour réaliser le geste. Il semble qu’il prend le pain qui est là à sa disposition, celui qui est le plus proche et qu’il peut attraper tout en restant allongé. Les évangélistes ne précisent pas si Jésus prend du pain sans levain ou non. Le terme utilisé est plutôt celui pour le pain normal et on ne peut pas exclure que Jésus ai pris un pain levé. Cependant si cela avait été le cas nous aurions probablement eu une précision car les disciples, tous juifs, auraient certainement été choqués. Mais le fait de ne pas utiliser spécifiquement le terme azyme, montre aussi que cela n’a que peu d’importance.

Puis Jésus prononce la bénédiction. Difficile de dire de quoi il s’agit, peut-être est-ce une prière telle qu’on la trouve en Jean 17. Mais dans ce cas cela ne correspond pas au rituel probablement utilisé au premier siècle1 ni à la description de la Pâque dans l’Ancien Testament. Normalement, avant le plat principal du dîner, le chef de famille expliquait la signification du pain, du sang de l’agneau, et du vin. Puis étaient récités ou chantés les Psaumes 113 et 1142 et enfin une coupe de vin3 était bue. Si on ne sait pas réellement ce qui est contenu dans cette bénédiction dont parlent Marc et Matthieu, toujours est-il que Matthieu le juif ne semble pas concerné outre mesure par les détails rituels du dîner et de sa concordance avec la description de la Pâque dans la Torah. Ainsi une grande liberté d’interprétation est donnée aux lecteurs de Matthieu, liberté qu’il faudra modérer en considérant aussi celle que les autres auteurs du Nouveau Testament qui abordent le même sujet nous laisseront.

Jésus rompit le pain comme le père de famille le faisait lors du dîner traditionnel. Un geste qui ne pose pas question sauf qu’il est accompagné de la parole qui a troublé les théologiens quasiment depuis que le texte existe :

Τοῦτό ἐστιν τὸ σῶμά μου
Touto estin to sôma mou
ceci est le corps de moi

En lisant ce texte, de nombreuses interprétations sont possibles. Certaines peuvent être abandonnées par la lecture d’autres textes bibliques, mais il en restera toujours plusieurs acceptables si l’on fait abstraction des contextes des traditions religieuses particulières qui souvent n’en privilégient qu’une seule.

On peut par exemple décider que ces mots doivent être pris littéralement. mais le contexte propre à ces deux textes nous permet tout à fait de conclure que ces mots sont symboliques. Nous reparlerons de la signification du mot « symbole » et du lien entre le symbolique et le réel un peu plus tard. Contentons nous ici de relever ce que les évangélistes voulaient transmettre.

Jésus pourrait simplement vouloir dire : « comme ce pain que je viens de rompre, mon corps sera brisé ». Cette interprétation serait en phase avec les annonces de la passion qu’on retrouve au cours de l’évangile. Cette manière d’envisager la signification de ces mots est cependant plus facile en Marc qu’en Matthieu à cause du triple impératif : prenez et mangez puis buvez. Mais même en Matthieu (qui souvent corrige le grec de Marc), le grec τοῦτό (touto - « ceci ») est au neutre et se rapporte donc difficilement au pain4, mais plutôt au geste de rompre5 et éventuellement à celui de prendre et manger. Ainsi la formule ne nous ramène pas au pain, mais à la réalité historique des souffrances du Christ.

L’interprétation symbolique a donc l’avantage de ramener le participant au fait historique des souffrances mortelles de Jésus sans spiritualiser l’évènement à outrance et d’éviter la contradiction qui consisterait à penser que Jésus donne lui-même son propre corps à manger ce qui serait incohérent non seulement pour les disciples mais aussi pour le lecteur. En effet comment le pain pourrait-il être son corps puisqu’il est encore là avec ses disciples6. Sans compter que Jésus a probablement mangé le pain et certainement bu le vin avec ses disciples7.

Moins convaincant mais tout de même intéressante est la question de savoir comment le pain pourrait-il encore être le corps de Jésus dans l’esprit de Matthieu qui rapporte quelques versets plus haut les paroles de Jésus disant : « moi, vous ne m’avez pas toujours » (26,11). D’un autre côté quelques versets plus loin il rapporte d’autres paroles de Jésus disant : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde ». La permanence de la présence de Jésus dans le pain et le vin n’étaient pas la préoccupation de l’évangéliste.

D’un autre côté, le texte grec dit bien « ceci est mon corps ». Il ne dit pas ceci « signifie » ou ceci « apparaît comme » mon corps. On doit tout de même se poser la question de la réalité de ce verbe être. Car alors Jésus instituerait un rituel (ce que Luc confirme8) pour l’avenir demandant à ses disciples de considérer le pain non pas comme le corps de Jésus mais comme étant le corps de Jésus9. Nous en reparlerons avec d’autres passages car en Marc et Matthieu et en dehors de tout autre contexte, cette conclusion n’est absolument pas évidente, surtout si l’on considère que Jésus ne parlait pas grec mais araméen et qu’en l’occurrence il n’aurait pas pu utiliser le verbe être pour construire cette phrase10.

Par ailleurs quelle que soit l’identification qu’on choisit, Marc et Matthieu nous transmettent surtout un lien fort entre le dîner, et en particulier le pain et le vin et la mort imminente de Jésus. Mais Jésus n’institue certainement pas un nouveau sacrifice, ou un simili de sacrifice, qui remplacerait les sacrifices du Temple. Les disciples en particulier n’ont rien apporté au dîner, du moins rien qui ressemble à une offrande. Ce que les disciples apportent c’est leur présence : ils sont partie prenante de ce repas en recevant de Jésus la nourriture : le pain et le vin. Encore une fois, mais comme souvent dans sa théologie, Jésus renverse les raisonnements : ce n’est pas aux hommes de sacrifier à Dieu, c’est Dieu qui se sacrifie pour les hommes.

Le même raisonnement est applicable au sang. Cependant le sang n’est pas mis en relation avec le corps de Jésus mais avec l’Alliance :

Τοῦτό ἐστιν τὸ αἷμά μου τῆς διαθήκης
Touto estin to haïma mou tès diathèkès
Ceci est mon sang de l’Alliance

Le vocabulaire de l’Alliance implique à la fois un lien et une rupture avec l’Ancien Testament. L’Alliance entre Dieu et son peuple, qui commença par l’application du sang des agneaux sur les linteaux des portes quand le peuple était encore en Égypte s’est ensuite concrétisé par l’obéissance à la Loi contenant des prescriptions rituelles comme celle des sacrifices. Maintenant, l’Alliance11 sera matérialisée par la participation au dîner communautaire. Cela est rendu encore plus manifeste en Matthieu qui au v26 précise que le pain est donné aux disciples et surtout au v27 élargit la notion de bénéficiaire du sang qui va couler sur la croix et fait un lien entre le sang répandu et le pardon des péchés. Voyons cela plus en détail :

Il ne semble pas y avoir de de réelle « institution » d’un rituel chrétien dans ce texte. Cependant les différences entre Marc et Matthieu ont ici leur importance. En Marc Jésus prend la coupe, la donne, « et ils en burent tous ». C’est descriptif. En Matthieu, Jésus prend la coupe, la donne et donne un ordre « Buvez-en tous ». Cet ordre, mis en parallèle avec celui de prendre et de manger le pain, indique que Matthieu présuppose qu’on pratique le dîner du Seigneur dans son église (sans donner de précision ni même d’indice quant à la fréquence).

Marc explique que le sang est répandu en faveur de beaucoup (14,24). Matthieu précise concernant beaucoup. (26,28)12. Ce n’est qu’une nuance, mais Matthieu prend soin de modifier afin de faire comprendre que le sang de Jésus est comme « disponible » à ceux qui voudront bien l’accepter.

Ainsi le lien avec le pardon des péchés que fait Jésus en Matthieu (que Marc ne rapporte pas), permet de comprendre que pour l'auteur du 1er évangile, ceux qui sont concernés par le sang sont ceux qui participent au repas et qui ont compris et accepté le pardon de leurs péchés (cf. Matthieu 12,31-37 - 22,11-12). « Le sang c’est la vie » que Jésus donne pour se faire un peuple. C’est le sang de l’Alliance, car c’est en établissant une Alliance avec son peuple que Dieu le libère. Et nous sommes abreuvé de ce sang d’Alliance. Cet enseignement est à la fois fidèle et contraire à l’Ancien Testament puisqu’en Deutéronome 12,16.23 il est dit que le sang c’est la vie et Jésus en donnant son sang donne sa vie, mais il est aussi dit qu’on ne doit tenir ferme à ne pas manger le sang, mais le répandre sur la terre. Jésus va bien verser son sang (même racine verbale que répandre dans la traduction grecque de l’Ancien Testament) cependant pas par terre, mais pour la multitude, pour le pardon des péchés, et pour faire le lien avec le Royaume de son Père. L’Alliance est bien liée au fait de répandre le sang, c’est à dire à la mort, et au fait de le boire, c’est à dire de tirer sa vie du ressuscité13. Elle n’est pas liée à l’élément du vin dans la coupe.

Il faut remarquer qu’il n’y a ici qu’une seule coupe qui passe de disciple en disciple afin qu’ils en boivent tous. Lors des dîners de Pâque chaque participant avait sa propre coupe. Jésus déroge (encore) à la tradition. Mais pour Jésus, l’Alliance est basée sur sa mort. Ceux qui boivent à cette coupe sont liés par la mort (et la résurrection) de Jésus, c’est donc bien intentionnellement que Jésus fait circuler la coupe.

Selon Marc et Matthieu, participer au repas, c’est accepter de participer au sacrifice du Christ, mais le repas en lui-même n’est pas un sacrifice. Nous préciserons cette pensée en récapitulant ce que nous aurons découvert par ailleurs.

En Matthieu contrairement à Marc, Jésus dit au disciples que dans le Royaume de son Père il boira avec eux ce qui encore une fois renforce l’idée que Matthieu fait référence à la pratique de son église, et pas seulement au dernier dîner de Jésus.

Enfin terminons notre analyse de ces quatre versets : en évoquant cette Parole de Jésus qui lie le fait de boire le vin lors de ce denier dîner et d’en boire, au futur, dans le royaume de son Père. Jésus renverse encore l’idée qu’on pourrait se faire de ce dernier dîner. Il ne s’agit pas d’un adieu. Il ne s’agit pas de célébrer sa mort. Il s’agit de fêter son avènement imminent dans le Royaume de Dieu.

Certaines traduction mettent une virgule entre « je le boirai avec vous » et « nouveau » ce qui permet de saisir une incertitude du texte grec. Car qu’est-ce qui est nouveau ? Le « jour où » ou bien « ce produit de la vigne » ? Mais dans le texte grec le mot nouveau est certes à l’accusatif mais neutre, comme le mot produit. Alors que le mot jour est féminin14. Cependant ces traducteurs ont raison car il se pourrait bien que la nouveauté concerne à la fois le jour et le produit de la vigne. Car ce vin nouveau (καινὸν) n’est pas le vin nouveau (νέον) de Matthieu 9,17 ou Marc 2,22. Il ne s’agit pas d’un vin nouvellement produit, mais d’un vin ou d’un jour comme les autres, mais sur lesquels on aura un autre regard, un regard nouveau. Ainsi on peut interpréter ce futur dîner dont parle Jésus soit comme eschatologique (qui se réalisera à la fin des temps) soit comme ce repas que les chrétiens organiseront pour fêter la mort et la résurrection de Jésus, car il y sera présent !

En résumé, que pouvons nous dire après cette petite exégèse ?

Rappelons-nous que nous n’avons interprété ici que les textes parallèles de Marc et Matthieu. Ils nous donnent une description en quatre versets de la manière dont Jésus à célébré la Pâque, mais une Pâque nouvelle pour un nouveau passage, non pas d’Egypte vers la promesse de la terre promise, mais de cette vie vers la promesse du Royaume de son Père.

Cette célébration passée anticipe le futur de manière à faire comprendre au lecteur qu’en participant aux repas de l’église, il participe au dîner avec Jésus, ici et maintenant comme il y participera à la fin des temps.

La célébration en elle-même n’est en réalité qu’un moment du repas, et elle est très simplifiée par rapport au repas pascal traditionnel dont le rituel est tiré d’une interprétation de la Torah. Aussi simple soit-elle, elle a néanmoins une valeur inestimable, puisque liée au pardon des péchés et à une invitation à participer à la vie de Jésus15. Rien que ça !

Mais ce moment n’est particulier et n’a de signification que parce qu’il est en lien avec la mort et la résurrection de Jésus. Ce que l’exégèse des autres textes sur ce sujet nous permettra de préciser. Mais ce qui est déjà acquis grâce à Marc et Matthieu c’est que ce lien n’est pas un lien abstrait. Le repas n’est pas un repas imaginaire, comme la mort de Jésus est bien un fait historique. Aller plus loin à partir de ces deux textes serait conjecturer.


Notes

1 La Mishna mise en forme presque 200 ans après la mort de Jésus donne certaines indications qui se rapprochent plus ou moins de ce que les juifs pratiquaient au premier siècle, même s’il faut utiliser ces précisions avec prudence étant donné le décalage dans le temps et surtout le fait que la Mishna explique des traditions postérieures à la destruction du Temple, alors que Jésus a vécu avant cette catastrophe qui a sans aucun doute fait évoluer les traditions religieuses.

2 Les Psaumes 115 à 118 étaient chantés à la fin du repas.

3 Normalement la deuxième du repas, mais rien n’est dit de la première ni des suivantes : selon la Mishna il y en avait quatre à boire à des moments précis du repas.

4 Auquel cas il aurait été écrit : Οὑτος (Houtos)

5 Matthieu ne se trompe jamais ailleurs dans son évangile quand au genre des pronoms qu’il utilise.

6 Un argument déjà utilisé par Calcin dans son Institution de la Religion Chrétienne.

7 Le Pseudo Hippolyte de Rome pensait que le Christ n’avait pas pris le pain et le vin ce qu’Irénée de Lyon ou Jean Chrysostome ne croyaient pas. Cf. Ulrich Luz, Matthew 21-28, Fortress Press, Coll. Hermeneia, 2005, p.378

8 Mais pour une raison différente : le rituel sert à faire mémoire. En Luc c’est le geste qui est rituel. En Matthieu si on considère littéralement la parole de Jésus avec son verbe être, alors on est dans le cas d’un rituel d’ordre miraculeux.

9Thomas d’Aquin explique que c’est en le nommant le pain comme son corps que Jésus en fait son corps car en nommant il crée (Somme Théologique, livre 3, question 78.a.5).

10 Voir Pierre Bonnard, L’évangile selon Saint Matthieu, Delachaux et Niestlé, Neuchatel, 1970, p.378
Voir aussi Nicholas T. Wright, The Meal Jesus Gave Us, Understanding Holy communion, WJK Press, Louisville KY, 2015, p..62-64
Voir également Maurice Carrez, « Eucharistie : théologie biblique », dans Jean-Yves Lacoste Ed., Dictionnaire critique de Théologie, Nouvelle édition revue et augmentée, 2013, p.516
Voir encore la note sur Matthieu 26,26 des traducteurs de la TOB 2010.

11 Notons dès à présent que l’Alliance n’est pas qualifiée de « nouvelle » comme elle le sera en Luc ou en 1&2Corinthiens ou encore en Hébreux 8 et 9.

12 Pour ceux qui lisent le grec :
Marc τὸ ⸂ἐκχυννόμενον ὑπὲρ πολλῶν⸃
Matthieu τὸ περὶ πολλῶν ἐκχυννόμενον

13 Même si cela anticipe les propos de Marc ou Matthieu. D’ailleurs les deux évangiles ne permettent pas d’avoir la même approche de vivre du ressuscité. Marc incite plus à la recherche spirituelle, Matthieu à l’obéissance (ce qui est un des thèmes préférés de l’évangéliste).

14 Jérôme en traduisant la bible du grec au latin a respecté cette particularité qu’il est difficile de traduire en Français puisque notre langue ne connait pas le neutre.

15 Ces notions font que le dîner du Seigneur est lié à la signification du baptême.