Ce passage ne décrit pas le dernier repas de Jésus avant sa mort, mais plutôt un repas après sa résurrection. Ce passage apporte de nombreux éléments permettant de comprendre l’impact du dîner du Seigneur sur la conscience (ou l’inconscient) des disciples et sur la manière de comprendre le geste de Jésus rompant le pain, même si ici il n’y a pas mention d’une coupe de vin.
Cette narration ne se trouve qu’en Luc qui rapporte cette histoire de deux disciples1 dont l’un est nommé Cléopas (qui ne correspond à aucune autre personne dans le Nouveau Testament2). Le deuxième n’est pas nommé, et chacun peut s’identifier à lui. Ils sont en train de retourner à Emmaüs, c’est à dire à leur ancienne vie, à onze ou douze de kilomètres de Jérusalem. En chemin ils discutent de tout ce qui s’était passé pendant cette Pâque si particulière. La teneur de leur discussion nous est révélée dans la suite du texte.
Jésus, ressuscité, glorifié, leur apparaît (il s'approcha). Le lecteur le sait, les disciples l’ignorent. L’intrigue consiste donc à savoir s’ils vont se rendre compte de qui les accompagne réellement. Car l’intervention de Jésus n’a rien à voir avec une apparition céleste (comme celle que Paul a vu sur le chemin de Damas). Il n’a pas l’air bizarre ou différent d’un autre : c’est un homme d’apparence ordinaire, semblable à l’un de ces nombreux pèlerins venus à Jérusalem pour la Pâque et qu’on rencontrait sur le chemin du retour.
Mais Jésus doit probablement être différent du Jésus qu’ils ont connu (même s’ils n’étaient pas parmi ses plus proches ils connaissent les apôtres - v33), et il ne ressemble pas à quelqu’un qui a été crucifié trois jours plus tôt : il est guéri des blessures et des hématomes qui auraient dû couvrir le visage et le corps d’un crucifié. Peut-être a-t-il gardé certaines stigmates sur le mains et les pieds que n'auront pas remarquées les deux pèlerins (cf. v40 - ou Jean 20,27).
Il leur aurait peut-être été possible de le reconnaître, mais leurs yeux en étaient empêchés. Par qui, par quoi ? Souvent les verbes au passif indiquent l’action de Dieu. Mais ici il ne semble pas que ce soit Dieu qui les aveugle, mais plutôt leur préconception de ce qu’aurait dû être le messie, et leur incapacité à croire à la résurrection (comme on les comprend), démontrée par leur « air sombre » malgré ce que des femmes leur on dit le matin même. Ce qui est intéressant également, si ce n’est pas Dieu qui les aveugle, c’est qu’alors ce dernier n’intervient pas pour qu’ils voient. En est-il incapable ?
Des messagers (ou anges) sont pourtant intervenus qui le disaient vivant. C’est le centre du récit3. Tout le texte est articulé autour de cette vision. En réalité la question du texte est donc plus profonde que voir ou ne pas voir le ressuscité, niveau auquel en sont restés les apôtres (fin du v24). Alors que signifie voir, ou reconnaître Jésus ? Ce texte va nous aiguiller.
Malgré leur tristesse, les disciples ne peuvent s’empêcher de parler de Jésus. Et quand cet inconnu qui se joint à leur marche leur demande de quoi ils parlent, ils semblent étonnés qu’on puisse parler d’autre chose que du prophète crucifié. En effet ce Jésus le Nararéen est bien un prophète subissant le sort des prophètes : puissant en action et en parole il n’a pas été reconnu par les autorités religieuses qui l’ont livré (aux romains). La situation est presque humoristique : les disciples font la leçon à Jésus sur ce qu’il devrait savoir de lui-même.
Leur tristesse vient de ce que ce prophète leur avait redonné un espoir : l’espoir de la libération d’Israël. Mais de quelle type de libération parlent-ils ? Peut-être la libération de l’oppression romaine, mais cela ne correspond pas à la prédication de Jésus. Le plus troublant pour eux c’est que Jésus parlaient d’une mystérieuse période de trois jours (9,22 ; 18,32-33). Ces trois jours sont passés, et ils n’ont rien vu, rien qui démontre une quelconque action de Dieu.
Leur problème : pas d’intelligence et un cœur (siège des convictions) lent à croire4. Mais ils ne sont pas loin... Jésus va les introduire dans une autre dimension de la compréhension de qui il est (plus qu’un prophète) en utilisant deux choses : les écritures, et la fraction du pain. Il nous faut tenter de comprendre.
Jésus commence par Moïse et les prophètes et leur montre dans toutes les écritures ce qui le concerne. Il leur montre comment Dieu, au cours de l’histoire du peuple, a progressivement5 révélé ce qui concernait son Messie qui devait souffrir de la sorte, c’est à dire en mourant de manière ignominieuse, « pour entrer dans sa gloire ». Ce qui est paradoxal ! Quelle est donc cette gloire ? Probablement a-t-elle un lien avec la résurrection.
Toujours est-il que cet enseignement ne leur suffit pas pour reconnaître Jésus. Il va leur falloir un dîner du Seigneur, c'est à dire se mettre à table (le même verbe que pour le dîner du chapitre 22 : s’allonger) avec lui et le voir refaire les quatre mêmes gestes que lors du denier dîner : prendre, bénir, rompre et donner le pain pour qu’enfin leurs yeux ne soient plus empêchés, et qu’ils s’ouvrent. C’est une image bien sûr car ils n’étaient pas aveugles. Le verbe traduit par reconnaître contient la notion d’être familier et de comprendre. Ce qu’il reconnaissent n’est pas seulement Jésus, mais le Christ, bien plus qu’un prophète, aussi puissant (v19) soit-il. Et finalement, d’une certain manière ils sont plus avec Jésus après sa disparition qu’ils ne l’étaient avant !
Les paroles de Jésus sur les Écritures ont fait brûler6 leur cœur les préparant à le reconnaître lorsqu’il romprait le pain avec eux. C’est un enseignement significatif quant à l’importance de la fraction du pain. Il y a dans le fait de faire ce geste7, en conjonction avec les écritures lues à la lumière de Jésus quelque chose qui mène à la foi, c'est à dire à croire tout ce qu’ont dit les prophètes. Lire les écritures par soi-même est important pour notre vie spirituelle, mais se réunir pour cela et pour rompre le pain conduit plus loin encore : cela conduit à faire volte face ce que d’autres auteurs appellent la metanoia c'est à dire l’au-delà (meta) de l’intelligence (noos) ; en français : la repentance ou la conversion. Celle-ci est signifiée de plusieurs manières dans ce texte. D’abord par le changement des disciples qui passent de anoetoi (ce qui veut dire sans intelligence) à epegnôsan (ils connaissent). Ensuite parce qu’en chemin de Jérusalem à Emmaüs, il reparte d’Emmaüs à Jerusalem et se retrouvent avec les onze, c'est à dire avec l’église.
Notes
1 Le mot disciple n’est pas utilisé, mais ces deux personnes font parties des « autres » (v9 et 10) qui accompagnent les onze, et ils parlent des femmes d’entre nous (v22). De plus ils ont facilement accès aux onze (v33) non pas que ces onze aient eu une importance religieuse quelconque à ce moment là, mais ils savent où ils sont alors que probablement ils se cachaient.
2 Certains font le lien avec Clopas, mari d’une des femmes qui étaient au pied de la croix (Jean 19,25).
3 Les théologiens disent que ce texte est construit en chiasme : A/ direction Emmaüs B/ Rencontre C/ les disciples parlent D/ centre : visions d’anges C’/ Jésus parle B’/ Séparation A’/ direction Jérusalem.
4 Un cœur en bradycardie à croire.
5 Dans le livre des Actes qui est la suite de l’évangile de Luc écrite par le même auteur, les apôtres, Etienne ou Paul expliqueront qu’il faut lire les écritures juives comme une annonce de la venue et de la gloire du Messie, c’est à dire de sa mort sur la croix et de sa résurrection (Actes 2;22-36 ; 3,13-26 ; 7 ; 13,16-41).
6 Même verbe que dans la version grecque (LXX) d’Exode 3
7 Il ne s’agit pas d’un geste magique, mais du fait de se réunir pour cela.