Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est pas parce que les Pères apostoliques vivaient à une période proche du siècle des apôtres qu’ils ont nécessairement une bonne interprétation des écritures même si les écrits qu’ils nous ont laissé sont fascinants à plus d’un titre : ils nous donnent en même temps que de la théologie, une inspiration par leur foi qui défie les montagnes. Mais bien souvent leurs écrits sont polémiques, c'est à dire qu’ils cherchent à réfuter des erreurs théologiques surgissant ça et là. Ces erreurs menacent l’unité de l’Église de l’intérieur (déviances théologiques qu’on appelle communément hérésies) et de l’extérieur (persécutions, écrits païens contre le christianisme, rumeurs sur les chrétiens). Mais elles stimulent la recherche de la la vérité. Ce faisant les Pères ont tendance à forcer le trait probablement avec un sentiment d’urgence, et dans un contexte qui est le leur : pour répondre on utilise ce qu’on a à disposition, en particulier la philosophie (c’est encore plus vrai pour les pères grecs, ou plus tard pour Augustin).
On pourra alors argumenter sur l’influence de l’Esprit-Saint intervenant pour aider la tradition à se développer dans le bon sens. C’est une conjecture acceptable mais si elle peut résoudre quelques problèmes elle en pose d’autres : pourquoi ces écrits n’ont-ils pas la même autorité que les écrits canoniques ? L’Esprit-Saint a-t-il moins d’autorité que les évangélistes ou que l’apôtre Paul ? Et surtout, pourquoi observe-t-on un si grand panel d’interprétations différentes d’une même réalité (ici l’eucharistie) ? Car entre Ignace et Tertullien ou entre Irénée et Origène, on observe des différences significatives.
Le mécanisme s’opère avec un départ légitime : pour contrer ceux qui refusent de reconnaître que Dieu s’est incarné en Jésus-Christ, on effectue un mouvement de pendule allant à l’autre extrême. L’idée de la transformation du pain et du vin en chair ou corps du Christ incarné, ce qui sera appelé transubstantiation par le quatrième concile du Latran en 1215, si elle est effectivement apparue assez tôt dans l’histoire du christianisme, n’en reste pas moins une réaction extrême. Elle n’est pas partagée par tous les écrivains des premiers siècles.
Sur cette réaction se bâtiront d’autres théories quant au mystère de la transformation ou aux vertus magico-religieuses des espèces eucharistiées (Ignace). Par exemple, nous avons vu que le fait que la prière eucharistique contienne les paroles du Christ était important pour Justin. Mais cela sera encore plus important pour Ambroise de Milan qui dans son Traité Des Mystères (390, donc après Nicée) explique que les paroles eucharistiques ne sont pas prononcées par l’officiant, mais par le Christ lui-même.
Mais déjà 150 ans après Paul mesure-t-on la dérive sémantique dont on peut deviner qu’elle était pratique aussi. Vouloir affirmer la stricte continuité de pensée et de pratique entre la période apostolique et la période patristique relève du fantasme, dans la lignée de celle de la continuité apostolique directe entre apôtres évêques. Une herméneutique chrétienne peut pas ne pas s’intéresser à la réception des textes bibliques par les générations qui ont succédée aux apôtres. Mais calquer l’interprétation des textes bibliques sur les textes patristiques est une erreur qui empêche le christianisme d’actualiser son discours pour faire entendre au monde l’évangile originel.
Comme l’exprime bien le théologien et ancien évêque anglican Nicholas T. Wright :
Dans l'église primitive il y avait une variété d'opinion. Ce qui importait c'était que ceux qui venaient au dîner du seigneur (peu importe comment vous l'appelez) avec une vraie foi puissent réellement se nourrir du Christ. Ils étaient réellement nourris par la personne, la présence et l’amour de Jésus. La manière dont cela pouvait se produire, la chimie théologique si vous préférez, n'était pas si importante que cela, et était probablement impossible à saisir1.
Notes
1 Nicholas T. Wright, The Meal Jesus Gave Us, Understanding Holy communion, WJK Press, Louisville KY, 2015, p.64