La question ainsi posée a de quoi surprendre ! Beaucoup de chrétiens seraient tentés de dire : « les deux mon capitaine ». Mais nous avons déjà évoqué l’argument de Melanchton, théologien luthérien de la première heure, qui expliquait que sacrement et sacrifice s’opposent : le sacrement c’est Dieu qui s’offre en se rendant présent, le sacrifice ce sont les hommes qui l’offrent pour obtenir une faveur de Dieu (ce qu’on appelle un sacrifice propitiatoire). Ainsi le geste de la Cène ne peut pas être à la fois l’un et l’autre.
Le terme de sacrifice, nous l’avons vu apparaît dès la fin du 1er siècle ou au plus tard au tout début du 2ème dans la Didachè. Cette notion, nous l’avons aussi évoqué, va s’amplifier, se préciser, et s’implanter dans la théologie et dans l’esprit de l’Eglise au cours des siècles avec un point culminant lors du Concile de Trente dont nous avons cité un extrait de la session XXII et qui définit le sacrifice de la messe comme « un sacrifice propitiatoire ».
Tout part d’une confusion. Quand par exemple dans la Didachè on cite Malachie 1,11 et 141 pour exhorter à se confesser afin d’offrir un sacrifice pur au Seigneur, il y a un amalgame fait entre le sacrifice dans l’Ancien testament et le sacrifice de Jésus. Or si le mot est le même, sacrifice, la signification est différente. Comme l’a discerné Mélanchton, il faut bien saisir le renversement opéré par Jésus en matière de sacrifice2 : le sacrifice au temple, c’est le croyant qui vient offrir à Dieu une offrande propitiatoire, c'est à dire qui permet de rendre Dieu propice (bien disposé) à une relation, alors que le sacrifice du Seigneur, c’est Dieu lui-même qui s’offre. Ce don de Dieu, c’est ce que nous célébrons à travers le dîner du Seigneur. Le but est toujours la relation avec Dieu, mais la compréhension de la proximité immédiate de cette relation est différente : gratuité et simplicité, voilà ce que Jésus nous propose. Car au temple on y va avec des offrandes ; au dîner du Seigneur, on est invité, et on y va les mains vides, prêts à recevoir3.
En mathématique, un angle est le point d’intersection entre deux droites. Plus on s’éloigne de l’angle, plus la distance entre les points des deux droites s’agrandit. Il en est de même avec certaines confusions faite il y a longtemps, qui semblaient anodines au départ et qui finissent par créer des problème insurmontables. La notion de sacrifice constitue un angle, mais si on n’y prend garde, on suit la mauvaise droite, et on se retrouve très loin de ce que Jésus voulait transmettre.
Certes le sacrifice du Seigneur est un sacrifice, mais ce n’est pas un sacrifice religieux au sens rituel. On pourrait appeler cela un anti-sacrifice religieux, ou un sacrifice anti-religieux, car il vise justement à renverser la religion définie comme une tradition rituelle. C’est bel et bien un sacrifice néanmoins, si on lui enlève le qualificatif de religieux. Car c’est un sacrifice héroïque : Jésus se donne pour notre salut. C'est Dieu qui se sacrifie et non l'église qui offre un sacrifice. Jésus se donne pour nous sauver. Nous sauver de quoi ? d’une mauvaise conception de l’amour de Dieu et de la relation qu’il veut avec nous (son Église).
Cette confusion sur la notion de sacrifice en entraine d’autres : lorsque les chrétiens ont eu assimilé le parallèle entre sacrifice (dans un sens propitiatoire), et dîner du Seigneur, les officiants qui recevaient les chrétiens chez eux et/ou qui présidaient les réunions ont vite été perçus comme des prêtres puisque la fonction du prêtre, aussi bien dans l’Ancien Testament que dans les religions païennes c’est d’offrir des sacrifices à la divinité selon un rite bien établit.
Puis on a ajouté à cette confusion théologique une confusion linguistique entre presbytre et prêtre4. Et le tour était joué pour des siècles d’incompréhension puisque les presbytres du Nouveau Testament furent considérés de manière discordante et anachronique comme des prêtres.
Mais ce n’est pas finit. La distance avec le sens originel se creuse encore quand dans les églises, on construit des autels spécifiquement réservées au sacrifice. Jésus n’était pas dans le temple lorsqu’il a pris le dîner du Seigneur. Il n’a rien fait pour symboliser un autel à quelque moment du repas. C’est pourquoi les réformateurs remplacèrent (avec raison) l’autel par la table.
Alors que dire de la notion de sacrement ? D’une certaine manière, nous pouvons garder le qualificatif de sacrement, même si celui-ci aussi peut porter à confusion. Car Dieu ne se rend pas présent au moment ou l’église donne le sacrement comme s’il était absent aux autres moments. Jésus est avec ses disciples tous les jours, jusqu’à la fin du monde5. C’est à travers le sacrement que nous pouvons en prendre encore plus conscience. Compris ainsi ce terme est acceptable.
Notes
1 Nous avons déjà cité l’extrait de Didachè 14,11-12 qui cite le prophète.
2 Comme en matière de beaucoup d’autres sujets théologiques et religieux !
3 L’insistance des évangiles synoptiques (en particulier Luc) à décrire les préparatifs du repas en sont une preuve scripturaire.
4 Presbytre vient du latin presbiter qui lui-même vient du grec presbuteros (πρεσβύτερος) et qui ne veut pas dire prêtre mais ancien. Le mot grec pour le prêtre est hiereüs (ἱερεύς). Presbytre est peu utilisés en français, mais il a donné presbytère, qui désigne la maison du prêtre.
5 Matthieu 28,20