Penchons-nous maintenant sur ce que Paul veut dire lorsqu’il parle de discerner le corps et de la culpabilité qui découle d’un manque de discernement. Nous avons déjà plusieurs fois fait allusion à cette écriture (1Corinthiens 11,27-32). Mais il nous faut l’étudier en particulier.
27C’est pourquoi celui qui mange le pain ou boit la coupe du Seigneur indignement sera coupable envers le corps et le sang du Seigneur. 28Que chacun s’examine plutôt lui-même, et qu’ainsi il mange du pain et boive de la coupe ; 29car celui qui mange et boit sans discerner le corps mange et boit un jugement contre lui-même. 30C’est pour cela qu’il y a parmi vous beaucoup de malades et d’infirmes, et qu’un assez grand nombre se sont endormis dans la mort. 31Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés. 32Mais par ses jugements le Seigneur nous corrige, afin que nous ne soyons pas condamnés avec le monde.
Nous avons déjà noté que dans ce passage, la notion de corps, est volontairement ambigüe, pour nous rappeler que le corps de l’église naît de ce corps rompu et du sang qui coule sur la Croix. Ce corps rompu est symbolisé par le pain rompu devant tout le monde. Le sang qui coule est symbolisé par le vin dans la coupe.
Aujourd’hui, dans nos sociétés éduquées, nous sommes habitués à l’abstraction. Ne serait-ce que parce que nous avons appris un peu de mathématiques et d’analyse littéraire dans notre propre langue. Aussi parce que nous sommes capables de regarder un film en faisant la différence entre le film et la réalité. Ainsi le symbole peut nous sembler inutile, parce que nous pouvons tout à fait conceptualiser la mort de Jésus sur la Croix sans avoir besoin d’un symbole (pris dans le mauvais sens du terme). D’où, peut-être, cette insistance de certains théologiens sur une signification soit disant plus haute du dîner du Seigneur (transsubstantiation, sacrifice...). Mais à notre époque, l’importance du dîner du Seigneur reste fondamentale peut-être pour une raison un peu différente de celle des débuts du christianisme : il doit nous rappeler les limites de notre individualisme, ce qui était moins le problème des hommes et femmes vivant dans l’antiquité. Finalement discerner le corps est primordial et ce probablement encore plus pour nous chrétiens du 21ème siècle.
Certes c’était déjà un défi à l’époque, et les problèmes de l’église de Corinthe en sont la preuve. Mais il s’agissait alors de clivages sociaux. Ce problème existe d’autant plus aujourd’hui que nous sommes habitués à nous penser comme sujet. C’est un progrès énorme que de se savoir une personne unique dans le monde avec tout ce que cela comporte comme droits. Mais cela comporte un risque : celui de ne pas reconnaître ce que j’ai de commun avec mes frères et sœurs. On pourrait résumer en disant pour un chrétien : l’individualité oui, l’individualisme non. Ou pour le dire autrement : être sujet oui, être subjectif non.
C’est pourquoi le dîner du Seigneur reste tellement nécessaire pour construire l’identité chrétienne en nous et dans l’église. C’est un acte commun qui signe mon appartenance au corps du Christ : manger ensemble, prier ensemble, écouter ensemble la prédication de la Parole, constituent un acte concret, réel, qui permet de reconnaître (discerner) que nous sommes un seul corps. Ce corps se nourrit d’une unique nourriture (physique et spirituelle) donnée par ce corps que le Christ a donné. Nous acceptons que nous dépendons de Jésus pour notre spiritualité mais en même temps nous acceptons la nourriture qui est servie par cette église c'est à dire que nous acceptons son enseignement, sa prédication, et sa convivialité.
Ainsi manger ou boire indignement c'est oublier que Jésus-Christ est ma nourriture spirituelle et que cette nourriture me donne l’énergie pour aimer l’église. Ne pas discerner le corps c’est ne pas discerner la nourriture qu’est le corps du Christ mort sur la Croix et ressuscité, ainsi que l'église (son utilité, son unité1) et mon rôle au sein de celle-ci. Ne pas discerner le corps, c’est croire que je suis capable d’être chrétien par mes propres forces. C’est être idolâtre de moi-même.
Paul le dit autrement en Romains 12. S’il y a un sacrifice à offrir, c’est celui de notre corps !2 voilà quel sera pour nous le culte conforme à la Parole. Au v2 Paul explique :
2Ne vous conformez pas à ce monde-ci mais soyez transfigurés par le renouvellement de votre intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, agréé et parfait. (…) en effet (….) 5nous, la multitude, nous sommes un seul corps dans le Christ et nous faisons tous partie les uns des autres.
Ainsi comprendre le lien entre, moi individu sujet, Jésus Fils de Dieu mort sur la Croix (chair) et le corps (l'église) c’est du concret car cela conduit à l'engagement, au service, à l'édification et non au religieux car celui-ci délègue l'engagement à d'autre. La dimension de ce geste est à la fois verticale (communion avec Dieu) et horizontale (communion avec les frères et sœurs).
Il ne s’agit donc pas de réfléchir au corps à chaque fois que l’église se réunit. Mais la réunion sera un culte utile si elle nourrit les chrétiens et les équipe pour avoir envie de se donner à leur tour. Une envie, un désir, qui ne vient pas de techniques de motivations (ou pire de manipulations), mais d’une bonne compréhension de l’amour de Dieu démontré par la Croix.
La notion de corps est le pivot entre le Christ et la communauté. Ce pivot s’articule dans le croyant au moment du repas du Seigneur :
29Jamais personne, en effet, n’a détesté sa propre chair ; au contraire, il la nourrit et en prend soin, comme le Christ le fait pour l’Eglise, 30parce que nous faisons partie de son corps.3
Notes
1 C’était le problème des Corinthiens (1Corinthiens 3 ; 6,1-11). Mais probablement d’autres églises aussi, en témoigne l’enseignement de Jésus en Matthieu : Si j'ai quelque chose contre mon frère ou inversement, je dois me réconcilier sinon mon geste est en contradiction avec sa signification (cf. Matthieu 5,22-23 et 18,21).
2 Et non le sacrifice de la Croix.
3 Ephésiens 5,29-30