Luc 22,7-23

Nous étudions ce passage pour lui-même mais il contient beaucoup de similitudes avec Marc et Matthieu même si les différences sont plus importantes justifiant qu’on l’étudie pour lui-même. Ce qui est similaire ne sera pas répété, mais nous tenterons de découvrir ce que Luc apporte de plus que ses deux collègues évangélistes

7Le jour des Pains sans levain, où l’on devait sacrifier la Pâque, arriva.
8Jésus envoya Pierre et Jean, en disant :
Allez nous préparer la Pâque, pour que nous la mangions.
9Ils lui dirent :
Où veux-tu que nous la préparions ?
10Il leur répondit :
Quand vous serez entrés dans la ville,
un homme portant une cruche d’eau viendra à votre rencontre ;
suivez-le dans la maison où il entrera,
11 et vous direz au maître de maison :

Le maître te dit :
« Où est la salle où je mangerai la Pâque avec mes disciples ? »
12 Il vous montrera une grande chambre à l’étage, aménagée :
c’est là que vous ferez les préparatifs.
13Ils partirent, trouvèrent les choses comme il leur avait dit et préparèrent la Pâque.

14L’heure venue, il se mit à table, et les apôtres avec lui.
15Il leur dit :
J’ai vivement désiré manger cette Pâque avec vous, avant de souffrir,
16 car, je vous le dis, je ne la mangerai plus
jusqu’à ce qu’elle soit accomplie dans le royaume de Dieu.

17Il prit une coupe, rendit grâce et dit :
Prenez ceci et partagez-le entre vous ;
18car, je vous le dis,
je ne boirai plus désormais du produit de la vigne
jusqu’à ce que vienne le règne de Dieu.

19Puis il prit du pain ; après avoir rendu grâce, il le rompit et le leur donna en disant :
C’est mon corps, qui est donné pour vous ;
faites ceci en mémoire de moi.
20Il fit de même avec la coupe, après le dîner, en disant :
Cette coupe est l’alliance nouvelle en mon sang, qui est répandu pour vous.

Ici ce sont Pierre et Jean qui contrastent avec Judas. En Marc/Matthieu on ne savait pas qui étaient les disciples qui devaient préparer la Pâque. Luc nous dévoile que ce sont deux des des plus proches de Jésus, qui d’ailleurs deviendront les principales figures des débuts du christianisme et dont les lecteurs de Luc ont forcément entendu parler.

Mais plus surprenant, contrairement aux deux premiers évangiles, ce ne sont pas les disciples qui demandent à Jésus où préparer la Pâque, c’est Jésus qui demande aux disciples. En Luc, Jésus est toujours le dirigeant qui a la maîtrise des évènements. Ce qui est confirmé par sa prédiction de l’homme à la cruche. A moins qu’il ne s’agisse d’une connivence permettant aux disciples de passer inaperçu dans leur recherche d’un lieu, ce qui est encore corroboré par le ton avec lequel Jésus requiert la salle dont il a besoin. L’endroit est une κατάλυμα kataluma, c’est à dire une auberge (littéralement : un endroit ou on délie ses bagages) dans laquelle se trouve une chambre haute. S’il s’agissait d’une maison « normale », la question posée au maître de maison aurait été incongrue puisque la plupart des maisons avait une pièce en bas et une plus petite en haut par laquelle on accédait par l’extérieur. Celle-ci est littéralement recouverte (comme d’un drap) : le sol est recouvert de tapis, c’est une pièce agréable et accueillante.

Luc ne parle pas des disciples, mais des apôtres, probablement pour marquer la différence avec les chrétiens ultérieurs qui s’appelaient entre eux disciples (Actes 11,26). Luc est celui qui utilise le plus ce mot qui veut dire « envoyés ». Ce groupe des douze (Luc 6,12-13) représente de manière anticipée l’ensemble de l’Église.

« L’heure venue », c'est à dire l’heure traditionnelle du repas à la tombée de la nuit, il se mit à table. Littéralement : il s’allongea (sous entendu : à table). Nous avons déjà vu pourquoi on s’allongeait pour les repas de fête, mais le plus important en ce qui concerne notre sujet commence au v15.

Jésus alterne entre manger la Pâque, prendre une coupe, puis prendre du pain, puis à nouveau une coupe. Le schéma est un peu différent de Marc et Matthieu, et inclue plus de détails d’une Pâque traditionnelle, ce qui est étonnant puisque Luc est le moins juif des trois évangélistes synoptiques, probablement un païen craignant Dieu (aujourd’hui on parlerait de sympathisant) converti plus tard au christianisme.

Jésus exprime sa joie d’être avec ses disciples : littéralement il dit : avec désir j’ai désiré... ce qui contraste avec avant que je ne souffre. Or ici quand Jésus parle de souffrir, c’est pour indiquer sa mort. Il y a un mélange de légèreté et de gravité tout en même temps d’autant que Jésus explique qu’il va y avoir une rupture : c’est la dernière fois que cela se passe ainsi. Mais ce n’est pas la dernière fois que ça se passe. Cette parole est mystérieuse, avec un parfum apocalyptique. En effet Jésus semble impliquer qu’une (ou plusieurs) autre Pâque aura lieu à l’avenir mais qu’elle sera accomplie dans le royaume de Dieu. Si elle est accomplie (un verbe qui évoque le remplissage d’un récipient) ce n’est pas qu’elle n’a plus lieu d’être, au contraire puisqu’elle est maintenant parfaite. S’il s’agit de la Pâque, cela veut dire que sa signification va être bientôt complètement dévoilée (et du même coup modifiée). La révélation partielle de ce qu’était la Pâque juive va trouver son sens complet et radical dans l’évènement de la Croix1.

Jésus nous donne donc à travers ce moment particulier du repas la manière de célébrer une Pâque réellement significative, mais dont le sens va être révélé dans les trois jours qui suivent et qui permettra aux apôtres, mais aussi au lecteur de Luc, de le célébrer en connaissance de cause. Le geste que Jésus propose ici est l’accomplissement prophétique du repas messianique auquel Jésus a déjà fait allusion en 13,22-30 et qui rappelle Esaïe 25,6-8 :

6Le Seigneur (YHWH) des Armées
fera pour tous les peuples, dans cette montagne,
un banquet de mets succulents,
un banquet de vins vieux,
de mets succulents, pleins de moelle,
de vins vieux, clarifiés.
7Dans cette montagne,
il anéantira
le voile qui voile tous les peuples,
la couverture qui couvre toutes les nations ;
8il anéantira la mort pour toujours ;
le Seigneur Dieu
essuiera les larmes de tous les visages ;
il fera disparaître de toute la terre
le déshonneur de son peuple

– c’est le Seigneur qui parle.

Avant le geste proprement dit, Jésus prend2 une première coupe (de vin) qu’il fait partager à ses disciples. La parole qui se trouve à la fin du repas en Marc et Matthieu se trouve cette fois-ci au début du repas, ce qui est dans la logique de ce que Jésus vient de dire : les choses anciennes passent, et on ne mangera plus et on ne boira plus de la même manière après les événements imminents qui sont en lien avec la venue du Royaume/Règne de Dieu.

Autrement dit, les v14-18 exprime ce qui est passé (non pas aboli, mais révélé comme incomplet et insuffisant) et sur le point d’être achevé car le Règne de Dieu arrive (ce qui rappelle au lecteur un passage du chapitre précédent en Luc 21,25-32). Bien qu’on ne sache pas (en ne considérant que ce texte) si les évènements arrivent parce que le Royaume vient, ou si ce sont les évènements qui font venir le Royaume.

Vient ensuite le geste que Jésus enseigne à ses apôtres : rompre le pain, et partager la coupe. Les mots ont une signification proche de ceux de Marc et Matthieu avec quelques différences significatives :

- Ici Jésus donne le pain et le vin aux apôtres en leur disant que son corps est donné et son sang répandu pour eux et non pour la multitude comme en Marc/Matthieu. Cependant le groupe des apôtres représente l’Église. Si on reprend l’allusion au banquet de Luc 13,22-30 on comprend que du banquet sont exclus ceux qui, en temps voulu, n’ont pas saisi la chance de passer par la porte étroite3.

- Faites ceci en mémoire de moi : ici contrairement à Marc/Matthieu Jésus donne la consigne de reproduire ce geste pour se souvenir de Lui. Bien que cette parole semble claire on ne peut pas se dispenser de l’interpréter. En effet elle peut nous faire penser que ce geste est uniquement un mémorial, ce qu’il est, comme la Pâque juive pour l’Exode, mais ce qui pourrait nous faire oublier les autres significations qu’il a. Nous en reparlerons.

- l’Alliance ici est qualifiée de nouvelle ce qui est une référence explicite à Jérémie 31,31 qui dit

31Les jours viennent
– déclaration du Seigneur –
où je conclurai avec la maison d’Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle,
32non pas comme l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères,
le jour où je les ai saisis par la main pour les faire sortir d’Égypte,
alliance qu’ils ont rompue, bien que je sois leur maître
– déclaration du Seigneur.

33Mais voici l’alliance que je conclurai avec la maison d’Israël,
après ces jours-là
– déclaration du Seigneur :
Je mettrai ma loi au dedans d’eux,
je l’écrirai sur leur cœur ;
je serai leur Dieu, et eux, ils seront mon peuple.
34Celui-ci n’instruira plus son prochain, ni celui-là son frère, en disant :
« Connaissez le Seigneur ! »
Car tous me connaîtront,
depuis le plus petit d’entre eux jusqu’au plus grand
– déclaration du Seigneur.
Je pardonnerai leur faute, je ne me souviendrai plus de leur péché.

En faisant cette référence, Luc signifie plusieurs choses : d’abord, et c’est primordial ici, il substitue la Pâque de Jésus à la Pâque juive en rappelant (comme l’auteur de l’épître aux Hébreux le fait longuement) que l’ancienne4 Alliance a été rompue. Ensuite, par le lien avec ce passage, nul besoin pour Luc de rappeler que le sang est pour le pardon des péchés (contrairement à Matthieu) puisque cette Nouvelle Alliance que prophétise Jérémie inclus le pardon et l’oubli des péchés.

- Mais en même temps cela précise bien que ce n’est pas le vin (qu’il symbolise ou qu’il soit le sang de Jésus) qui apporte le pardon des péchés, mais l’Alliance. Car contrairement à Marc ou Matthieu, Jésus ici ne dit pas que l’Alliance est le sang, mais la coupe qui contient le sang. Luc connaissait Marc et a réarrangé la parole de Jésus consciemment.

Ainsi cela rejoint notre analyse sur le ceci au neutre : ce qui compte c’est le geste et son contexte plus que la substance du pain ou du vin. Tout ce qui pourra être dit sur le pain pourra être vrai, mais il ne faut jamais oublier que c’est la mort la résurrection et l’ascension du Dieu incarné qui sont révélatrices de Dieu et non l’incarnation seule5. Insister sur le pain revient à ne considérer en Jésus que sa vie terrestre en occultant le sommet de sa prédication qui se proclame à travers un geste ultimement prophétique : son sacrifice sur une croix (qui n’est pas un sacrifice religieux).

Luc place l’annonce de la trahison après le dîner, signifiant par là que Judas y a bien participé, ce qui peut aussi permettre de réfléchir à la question des personnes autorisées à participer.

En résumé, que pouvons nous dire après cette petite exégèse ?

Sans reprendre tout ce qui a été dit sur les passages de Matthieu et Marc, nous pouvons dire que Luc, utilisant un procédé littéraire un peu différent, veut aussi montrer que le geste de Jésus est à reproduire en communauté. Ce geste est pour l’église un rappel du passé (qui est un futur imminent dans le contexte narratif de Luc) mais aussi une anticipation de la communion dans le royaume de Dieu. Le pain est béni, rompu, donné, représentant le climax du message de Jésus-Christ : Fils de Dieu béni6, il sera brisé sur une croix, mais il ressuscitera et sera ainsi donné comme sauveur pour les hommes et femmes qui l’accepteront (le mangeront).


Notes

1 Comme Paul j’emploie le mot « Croix » avec un grand C, pour signifier ce que les théologiens appellent le kérygme : l’ensemble : souffrances / mort / résurrection.

2 On pourrait traduire « il reçu » (sous-entendu de quelqu’un d’autre) mais le verbe est un participe moyen. Or la voix moyenne, inconnue en français, induit que le sujet est producteur d’une action qui le concerne. Si Jésus reçoit la coupe, alors le côté chef de famille qui préside le repas est renforcé.

3 La porte est étroite non seulement d’un point de vue spirituel (accepter l’enseignement et le salut que Jésus offre) mais aussi temporel : il faut se décider avant que la porte ne soit fermée (ce qu’on peut envisager comme étant notre mort).

4 « Ancienne » pour les chrétiens, toujours actuelle pour les juifs. On l’appelle ancienne par opposition à la nouvelle.

5 D’où l’insistance Catholique sur la messe commet reproduction du sacrifice de la Croix.

6 Jean 12,13