Nous avons vu que Jésus propose un miracle (multiplication des pains et des poissons) pour faire comprendre comment nourrir une foule en lui apportant l'essentiel. Mais l'essentiel n'est pas dans le miracle, c'est ce qu'il va expliquer dans un long discours (peut-être abusivement appelé « discours eucharistique » même s'il rend grâce). Tentons de découvrir la structure de ce discours. Elle nous est donnée par les questions des auditeurs de Jésus :
- Aux v25-29 la foule demande quand Jésus est-il arrivé à Capharnaüm. Une question vraiment terre-à-terre à laquelle Jésus ne répond pas. Eux veulent du pain et du poisson sans efforts. Jésus leur dit « Œuvrez ». Ils veulent quelque chose qui rempli leur ventre, Jésus leur dit que c’est de la nourriture qui se perd et il leur propose une nourriture encore plus essentielle : la nourriture qui demeure pour la vie éternelle.
Les auditeurs sont attentifs : ils ont compris qu’il fallait œuvrer. Et cela ne les décourage pas. L’existence est si dure que travailler un peu pour Dieu ne pourra pas être pire. Dans ce discours, c’est le premier malentendu (un procédé littéraire très utilisé en Jean) d’une longue série car c’est une œuvre spirituelle1 qui leur est demandée : croire en l’envoyé spécial de Dieu, le Fils de l’Homme, Jésus-Christ.
- Aux v30-35 le malentendu s’amplifie : Jésus élève le débat mais ses interlocuteurs ne cessent de le rabaisser. Ils ont bien saisi que Jésus leur parle de pain venant du ciel, et il font le lien avec Deutéronome 8,3 l’homme ne vit pas de pain seulement, mais (…) de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur. Ce passage est le principe biblique qu’il faut retenir de l’épisode de la manne (Exode 16) un des rares et glorieux moments de l’histoire hébraïque pendant lequel les hommes n'ont pas eu besoin de trimer pour la nourriture. Cette histoire permet de comprendre que pour être un humain il faut plus que manger et boire.
Mais la manne descend du ciel, ainsi le regard des interlocuteurs, que Jésus essaie d’élever vers Dieu, redescend sur terre. Et ce faisant ils recommencent à poser des questions auxquelles Jésus a déjà répondu : Quel signe produis-tu donc, toi, pour que nous voyions et que nous te croyions ? La multiplication des pains et des poissons, qui est la raison même de leur présence auprès de Jésus, ne semble pas suffire à créer la rupture psychologique nécessaire pour les libérer de leur ancrage traditionnel : ils veulent bien du don du pain du ciel mais ne sont pas satisfaits du donateur. Pour eux, si Jésus veut changer les choses il doit en montrer plus ! Car Moïse a déjà fait ce qu'il a fait, et pendant 40 ans ! En fait ils veulent un signe qui confirme le premier signe !
Alors Jésus tente à nouveau d’élever le débat en dégoupillant trois bombes anti-tradition : 1/ ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain du ciel. Jésus rappelle que c’est Dieu qui donne. 2/ ce que Dieu donne c’est le vrai pain du ciel. Sous entendu la manne n’est pas du vrai pain (cf. v49), c’est un pain qui ne fait pas réellement (éternellement) vivre même s’il semble être une solution aux problèmes humains puisque c’est une nourriture pour laquelle il n’y a pas besoin de travailler pour l’obtenir. Mais elle ne fait pas réellement vivre parce-que c’est le pain d’un passé révolu qui ne s’actualise plus et qui n’a pas prouvé qu’il pouvait aider à faire face à un problème plus grand encore : celui de la mort. 3/ Plus choquant encore : le pain ce n’est pas quelque chose qu’on mange, mais c’est quelqu’un : C’est moi qui suis le pain de la vie. Par cette affirmation « Je suis »2 (typique de l’évangile de Jean) Jésus affirme son identité divine ce qui le rend capable de supprimer la faim et la soif, comme le pain et l’eau (cf. le dialogue avec la Samaritaine au chapitre 4) mais définitivement, contrairement au pain et à l’eau.
- Aux v36-40 Jésus explicite ses affirmations chocs :
D’abord voir ne suffit pas pour croire. Cette parole est autant à l’adresse de la foule que des lecteurs de l’évangile. Jésus ne parle pas uniquement de le voir lui, mais aussi de voir des signes spectaculaires tels qu’une multiplication des pains.
Ensuite Jésus explique que s’il est le Fils, s’il est celui en qui on met notre foi (et non en Dieu !), c’est justement parce qu’il fait (toujours - cf 8,29) la volonté de celui qui l’a envoyé. Il est descendu du ciel, comme3 la manne, parce qu’il est le vrai pain ce qui veut dire qu’il apporte à l’homme ce qui lui manque et qui est essentiel à sa vie. En disant qu’il est le vrai pain, il dit qu’il est plus que le pain (et selon Jean il est la Parole de Dieu dont on se nourrit - cf. Jean 1,1-3.14)
Et cette volonté consiste à relever au dernier jour ceux qui ont foi en Dieu à travers la foi qu’ils mettent en lui. La foi ici est rencontre avec Dieu à travers Jésus. Elle est autant l’œuvre de Dieu qui se montre en Jésus que de celui qui décide de croire. Mais s’il y a libre arbitre, il n’y a pas symétrie car l’œuvre de Dieu en Jésus est bien plus grande que celle du croyant. En effet sans Jésus la foi est impossible : ce n’est qu’en regardant Jésus qu’on peut voir Dieu. Dire cela, c’est réorienter le regard des auditeurs et des lecteurs à nouveau vers le ciel : la faim et la soif dont il était question sont existentielles et non physiques.
- Aux v41-51 il est toujours question de la déclaration « Je suis le pain de vie ». Les auditeurs de Jésus ne sont plus la foule, mais les Juifs. Ceux-ci font à nouveau redescendre le regard vers le bas. Comment un homme normal, simple habitant de la Galilée, dont on connaît le père et la mère peut-il avoir cette prétention ? Jésus oriente ses interlocuteurs vers ce qui est écrit dans les prophètes, et il fait allusion au passage sur la nouvelle Alliance en Jérémie 31,31-34. Ce n’est qu’en cherchant Dieu et en comprenant les écritures qu’on peut comprendre qui est vraiment Jésus et d’où il vient. Car ici Jésus prétend avoir vu le Père. Il dit même être issu de lui : c’est le scandale de l’incarnation c’est à dire Dieu dans la chair.
Et cette chair, c’est ce que Jésus offre au monde pour lui offrir la vie éternelle. Contrairement à la manne qui était UN don de Dieu (mais qui n’a pas empêché les hébreux de mourir - v47), Jésus pain du ciel4 est LE don de Dieu5. C’est Dieu qui se donne. Le raisonnement implique que la vie éternelle dont Jésus vient de marteler qu’il est le seul à pouvoir la donner, passe par le don de sa chair. La métaphore du pain devient celle de la chair.
- Aux v52-59 : de scandales en scandales, les juifs en viennent à se quereller. Jésus enfonce le clou : non seulement faut-il manger la chair, mais aussi boire le sang. Celui qui refuse (ou ignore) n’a pas la vie en lui (v53) ; celui qui accepte sera relevé au dernier jour (v54). Et cela n’est pas magique : le but de tout cela est de créer une relation entre Jésus et celui qui mange et boit : il demeure en moi, comme moi en lui. C’est cette relation qui « est » la vie (v57-58), pour toujours.
Les disciples eux-mêmes ont du mal à avaler le morceau !
- Le discours publique s’arrête là. Jésus s’est adressé à la foule de laquelle sont sortis le Juifs avec leurs question plus théologiques. Aux v60-71 il va s’adresser à ses disciples qui eux aussi sont scandalisés6 (v61). Face au murmure, à l’incrédulité et à la défection de beaucoup, Jésus exhorte ceux qui restent à décider sans minimiser le scandale : et si vous voyiez le Fils de l’homme monter où il était auparavant ? Cette question évoque un scandale encore plus grand que celui de l’incarnation : celui de la Croix.
Pour surmonter ce problème il n’y a qu’une seule solution : vivre par l’Esprit, et laisser de coté la chair. Le v63 peut se traduire littéralement par :
L’Esprit est le vivifiant, la chair ne sert à rien Les paroles que moi j’ai dites (définitivement) à vous, Esprit est et vie est.
C’est une clé herméneutique pour comprendre tout le passage. Car contrairement aux évangiles synoptiques, Jésus en Jean ne parle pas de manger son corps, mais sa chair pour terminer en expliquant que la chair ne sert à rien. Comment cela est-il possible ?
L’évangile de Jean utilise le langage symbolique et le malentendu (et parfois l’ironie) pour faire parvenir le lecteur à un niveau de compréhension supérieure. On appelle cela « l’herméneutique étagée » par laquelle Jésus utilise des images d’en bas pour parler d’en haut, ce qui crée des malentendus. Nous sommes typiquement dans ce cas : Jésus parle de pain pour parler de sa chair mais il parle de sa chair pour parler de sa mort sur la croix et de la vie éternelle que celle-ci (paradoxalement) révèle. Mais ses interlocuteurs en restent au pain et à la chair. Ils ne comprennent pas que l’important c’est de croire (v29 opposé au v64) et de prendre pour soi (manger) LE don de Dieu que révèlent la chair et le sang (la croix). Penser que Jésus invoque ici l’Esprit pour sublimer le pain c’est tomber dans la même erreur que les interlocuteurs de Jésus en Jean 6. Jésus ne dit pas que l’Esprit rend le pain vivant, mais que la chair ne sert de rien. Ce qui permet de passer de la concrétude des éléments à leur signification spirituelle n’est pas une simple compréhension intellectuelle et encore moins ésotérique. C’est l’Esprit. Car par l’intelligence on comprend, mais par l’Esprit on accepte, on intègre, on devient : on est vivant.
Et les disciples, aussi peu perspicaces soient-ils, ont compris (sauf Judas). Quand Jésus leur demande s’ils sont scandalisés et s’ils veulent aussi s’en aller, Simon Pierre lui répondit : Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as des paroles de vie éternelle. Nous, nous sommes convaincus, nous savons que c’est toi qui es le Saint de Dieu7. Pierre est passé au niveau supérieur : il ne parle pas de pain ni de nourriture, mais de paroles de vie éternelle. Ce à quoi Pierre fait référence n’est assurément pas un pain (aussi glorieux soit-il) mais bien l’enseignement de Jésus, ses paroles8, dans lequel il a confiance (à ce moment du ministère de Jésus, les disciples ont encore beaucoup à apprendre, mais ils vont pouvoir le faire parce qu’ils ont la foi en Jésus).
En résumé, que pouvons nous dire après cette petite exégèse ?
Il est important de remarquer que le contexte de la manne diffère ce celui de la Pâque. C’est pourquoi on ne peut pas complètement assimiler ce passage au dîner du Seigneur. D’autant que Jésus ici ne fait pas un parallèle avec son corps, mais avec sa chair et qu’il parle de nourriture et de boisson ce que ne font pas les autres évangélistes.
A partir de la multiplication des pains, mais aussi du récit de la manne (Exode 16), Jésus tente de faire comprendre à ses auditeurs (et aux lecteurs de l’évangile) qui il est et comment accepter son identité de Fils de l’Homme issu du Père. Comme souvent, et cela est d’autant plus vrai dans l’évangile de Jean, Jésus nous fait accepter des paradoxes. Il est un homme, mais il est le Fils de l’Homme. Il est fils de Joseph, mais il est descendu du ciel. Il donne à manger du pain qui permet de subsister, mais il est le vrai pain qui permet de vivre éternellement. Il nous donne à manger sa chair et boire son sang, et c’est son incarnation et sa mort sur la croix qui nous nourrissent et nous abreuvent. Il parle avec un langage humain, mais il nous transmet l’Esprit et la vie.
Comme Simon Pierre qui reprend les éléments essentiels de ce que Jésus a dit nous pouvons aussi nous appuyer sur cette vérité : tu as des paroles de vie éternelle. Finalement, en rapportant les paroles de Jésus dans ce chapitre et non lors du dernier repas, l’évangéliste Jean (contrairement à Luc) ne cherche pas à créer une tradition ou une liturgie du dîner du Seigneur. En tout cas il ne pense pas au repas du Seigneur tel qu’on en parle dans les autres églises de son temps9. Il transmet plutôt l’idée d’immédiateté : c’est ici et maintenant que nous devons décider de suivre Jésus ou non.
Notes
1 Ce n’est pas le lieu de détailler cela ici, en rapportant ces paroles de Jésus l’évangéliste ne veut pas dire « qu’il suffit de croire ». Car croire implique la vie entière, et les lecteurs savent, grâce aux chapitres précédents que croire c’est confesser (Nathanaël), être passionné (les marchands du temple), être sincère (2,23-25), naître de nouveau, c'est à dire changer de vie (Nicodème), chercher l’humilité en laissant croitre Jésus et diminuer soi-même (Jean-Baptiste), sortir de ses schémas religieux (La Samaritaine), proclamer l’évangile (encore la Samaritaine), aimer malgré les contraintes sociales (le paralytique).
2 En français nous mettons quasiment systématiquement un pronom devant la première personne du singulier du verbe être. En grec ancien quand on veut dire je suis dans un cadre courant on dit juste εἰμί (eimi). Ici Jésus rajoute le pronom : ἐγώ εἰμί (ego eimi), Moi je suis. Ce qui rappelle alors immédiatement Exode 3,14 à un lecteur de la bible en grec. Cf. Jean 6,20.35.51 ; 8,12.24.28.58 ; 9,5 ; 10,7.9.11.14 ; 11,25 ; 13,19 ; 14,6 ; 15,1.5 ; 18,5. Jésus est le pain de vie, la lumière du monde, la porte, le bon berger, la résurrection, le chemin, la vérité, la vie, la vigne.
3 On peut dire que La manne est un type (un modèle typologique) du pain. Un type est une image passée d'une réalité actuelle ou future. Un peu comme une prophétie.
4 Jésus affirme ici sa pré-existence.
5 Cf. Jean 4,10
6 Le verbe σκανδαλίζω (scandalidzô) est souvent traduit par être une occasion de chute.
7 Jean 6,68
8 Ici il ne s’agit pas du logos, mais des hremata (ῥήματα).
9 Les théologiens parlent de deux traditions primitives concernant le repas du Seigneur : celle que représentent Luc et Paul appelée tradition antiochienne (de la région d’Antioche) et celle représentée par les évangiles de Marc et Matthieu qu’on a appelée tradition palestinienne). Cf. Maurice CARREZ, « Eucharistie : théologie biblique », dans Jean-Yves LACOSTE Ed., Dictionnaire critique de Théologie, Nouvelle édition revue et augmentée, 2013, p.517 et 518.