Dans un commencement, Dieu créa les ciels et la terre …
Ce sont les premiers mots du premier livre de la Bible. Bien que cette traduction soit la mienne, elle ne vient pas de nulle part. Je me suis inspiré de la traduction d'André Chouraqui, mais aussi des multiples1 possibilités de traductions de l’hébreu qui dès les trois premiers mots du premier verset de la Bible pose une difficulté2.
J’ai choisi une traduction littérale qui permet de penser « un » commencement. Non pas parce qu’il y aurait la possibilité que Dieu ait commencé plusieurs univers parallèles, mais pour signifier que ce commencement n’est pas le seul et qu’à partir de celui-là il y a en aura beaucoup d’autres tout au long de l’histoire du monde. Les 6 jours qui suivent dans ce chapitre 1 ou le commencement dont parle l’évangile de Jean dans son prologue en sont des exemples.
Les trois petits points de suspension suggèrent que ce v1 ne peut être indépendant de la suite :
… et la terre était tohu et vohu3
et la ténèbre [était]4 sur la face d’un abîme
et le souffle de Dieu planait sur la face des eaux
Ce v2 est une digression entre le v1 et le v3. En effet il est tout à fait possible de lire le v3 à la suite du v1 en sautant le v2. Dans ce cas le sens de ces deux versets (1 et 3) serait alors tout autre… car le v2 introduit une opposition fondamentale entre la ténèbre qui règne sur l’abîme (hébreu tehom qui est ailleurs dans la Bible synonyme de séjour des morts) et le souffle de Dieu qui plane sur l’eau. Ce v2 montre aussi que le tohu et le vohu (que certains traduisent le chaos et le vide) n’empêchent pas Dieu de créer. Nous sommes familiers avec cette puissance créatrice, et notre culture occidentale a intégré ces notions.
Mais ce avec quoi nous ne sommes pas familiers parce que nous lisons souvent ce texte avec une idée préconçue de l’action de Dieu, c’est que Dieu ne crée pas « à partir de rien » (ex-nihilo aiment dire les théologiens). Dans le texte il n’appelle pas à l’existence ce qui n’existe pas, c'est-à-dire le temps, l’espace et la matière : ces « choses » là sont déjà là. A cause du v2, le v1 est en fait l’entête ou le titre de tout le chapitre. Et en hébreu ce v1 commence par bereshit dont la première lettre ב, qui est la première de tout la Bible, est la deuxième de l’alphabet hébreu. Ce n’est pas sans signification : cela indique qu’il y a, « avant », quelque chose qui échappe à l’humain et qui lui échappera toujours, même si Dieu le lui racontait, car l’humain ne pourrait probablement pas le comprendre. Et certains rabbins ont conjecturé que cette lettre ב ressemble à une parenthèse qui interdit au lecteur de penser l’« avant » c'est-à-dire ce qui est à sa droite (en effet l'hébreu se lit de droite à gauche). De telles réflexions devraient nous conduire à l’humilité car elles rappellent que notre « pensée de Dieu » est contenue dans les limites de ce que nous sommes capables de penser. Dieu crée peut-être le monde ex-nihilo, à partir de rien, mais comme nous sommes incapables de penser le « rien », il nous est interdit de spéculer sur ce que Dieu peut faire « avec » rien. Ce qui est « avant » n'appartient qu'à Dieu et à Dieu seulement. Alors le texte commence avec le tohu (sans forme) et le vohu (vide).
La seule chose que notre pensée peut conceptualiser « avant » le tohu et le vohu est le mystère de « l’être » qui est une réponse intuitive à la question « pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? » En effet il est impossible de penser une réponse cognitive à cette question. L'origine de « je suis » ne peut être connue, je n'en ressens que le résultat. C’est un mystère au sens où cela ne s’explique pas, mais aussi au sens ou si Dieu n’en n’est pas l’auteur, réaliser que « je suis » est une source d’angoisse car je réalise alors que « je suis… » s’accompagne de : « …seul au monde ! »5. Au contraire si Dieu en est l’auteur c’est une source d’espérance.
Mystère en effet, car nous pouvons éventuellement penser au vide (qui n’est pas rien parce qu’il a des dimensions), au chaos (qui n’a pas de dimensions, mais qui n’est pas vide) mais nous ne pouvons pas penser au « rien », au néant absolu sans dimension sans temps, sans matière et également sans pensée. Et si nous voulons absolument que notre foi repose sur un dieu qui crée l’univers ex-nihilo, alors notre foi repose sur un dieu certes puissant mais qui en réalité est absolument inaccessible à l’humain. Ce n’est pas le Dieu dont parle l’incarnation, la vie, l’enseignement, la mort et la résurrection de Jésus-Christ. Ce n’est pas le Dieu des hommes de la Bible n’en déplaise aux myriades de théologiens qui ont suivi (entre autres) le très influent Thomas d’Aquin dans sa manière de penser la création par Dieu (lui même très influencé par la pensée grecque en particulier celle d'Aristote). Dieu a peut-être créé le monde ex-nihilo mais nous ne pouvons pas le savoir ni par la Bible et encore moins par la science.
Revenons au Dieu biblique qui crée en transformant le chaos, le vide et la ténèbre. En effet au v3, en opposition à la ténèbre :
Et Dieu dit : que la lumière soit, et la lumière fut
A partir de là, la ténèbre s’éclaire et n’est plus ténèbre6 et Dieu peut dire que « c’est bon ». Le « bon » apparaît dans le monde. La création est ensuite une réaction en chaine du « bon » : une séparation de la ténèbre du chaos et du vide pour faire advenir la lumière, l’ordre et la fécondité. La séparation était déjà implicite dans le verbe qu’on traduit en général par « créer »7 et qui contient dans son sens les idées de façonner, former, défricher…
Pourquoi se compliquer ainsi la vie à travers ce genre d’élucubrations ? Parce qu’avant de parler de « création » de la « nature » et de sa préservation, et d’y associer des notions théologiques, il est important de comprendre de quoi on parle. Comme dit le Pape François : « pour la tradition judéo-chrétienne, dire "création", c'est signifier plus que "nature" »8.
La simple traduction littérale des trois premiers versets de la Bible permet de comprendre qu’il ne s’agit pas de la création de la nature9 dans le chapitre 1 de la Genèse : Dieu crée ce qui ensuite pourra s’appeler « création » à partir de la nature qui contient en elle-même une part de ténèbre, de chaos et de vide. La nature n’est pas la création, seulement le matériau de la création comme l’argile n’est que le matériau du potier. Comme dit le célèbre spécialiste francophone de la Bible Hébraïque Thomas Römer : « …Dieu n'a pas créé les ténèbres, symbole du mal. Avant que Dieu crée par sa parole, il y a le "tohu wabohu" et le "tehom", c'est-à-dire les eaux symbolisant le chaos et les ténèbres.10 »
Notes
1- Cf. Paul BEAUCHAMP, Création et Séparation, Etude exégétique du chapitre premier de la Genèse, Cerf, 2005, 19691, p.149-155
2- ...avec ce qu’on appelle un état construit mais atypique : normalement l’état construit appose deux noms alors qu’ici il appose un nom avec un verbe.
3- Ces mots hébreux ont donné l’expression « tohu-bohu » qui exprime le désordre (la lettre b est un v accentué).
4- En hébreu le verbe être est souvent suggéré dans les phrases sans verbe.
5- Il s’agit d’une solitude existentielle. En effet si nous ne sommes pas seuls au sens ou d’autres humains nous accompagnent, nous sommes quand même seuls car notre « être » qui ne peut pas dépendre des autres humains (sauf dans l’illusion de relations pathologiques) n’est lié à « rien ». Si Dieu n’assure pas notre être, nous ne savons pas d’où il vient et encore moins ce que nous devenons, et nous devons alors faire face seuls à l’existence.