Au chapitre 8 de l’épître de Paul aux Romains se trouve un passage étonnant qui donne de la création une image personnifiée1, dynamique et évolutive :
19…la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu. 20En effet, la création a été soumise à la futilité – non pas de son propre gré, mais à cause de celui qui l’y a soumise – avec une espérance : 21cette même création sera libérée de l’esclavage du périssable pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu. 22Or nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’accouchement. 23Bien plus, nous aussi, qui avons les prémices de l’Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant l’adoption filiale, la rédemption de notre corps. 24Car c’est dans l’espérance que nous avons été sauvés.
Littéralement le grec dit : l’attente impatiente de la création attend vivement. D’abord la création attend. Comme un parent qui attend des nouvelles de la chirurgie de son enfant ou comme un cheval de course attend que la porte du box de départ s’ouvre. Une attente urgente : « ce mot, attesté pour la première fois chez Paul, a une connotation positive d’ "attente confiante" »2. On pourrait parler d’une attente « fébrile », mais de quoi ? De la révélation [ou apocalypse]3 des fils4 de Dieu. Qézako ?
Dans le contexte de Paul c’est l’évangélisation qui permettra de révéler (ou d’« apocalyptiser » pourrait-on dire pour translittérer le grec) qui est enfant de Dieu au sein de la création5. L’urgence de l’attente vient de ce que le retour du Seigneur6 peut intervenir à tout instant. Dans notre contexte, 2000 ans après la mort et la résurrection du Christ, nous ressentons que l’attente est longue. Pourtant un sentiment d’urgence revient à nouveau aujourd’hui à travers des craintes comme la guerre atomique ou le dérèglement climatique.
Comment peut-on substituer la première urgence, celle de Paul et des premiers chrétiens, par la seconde, la nôtre, mais qui ne pouvait pas être celle du premier siècle ? Si nous imaginons que le monde se convertisse et décide de suivre le Christ qui a dit « aimez-vous les uns les autres selon les principes d’amour que je vous montre dans l’évangile »7, alors une vraie justice sociale prévaudrait (pas une justice rétributive du mérite ou punitive de la faute, mais une justice d’amour), un vrai partage aurait lieu, un réel désir de sobriété bien organisée se mettrait en place… etc. En fait, chaque fois qu’une crise se profile pour les chrétiens8, l’urgence de l’attente se fait à nouveau ressentir fortement et une révélation, une apocalypse, est alors attendue.
Mais la conversion du monde relève de l’utopie. C’est aussi ce que dit Paul en substance quand il affirme que la création a été soumise à la vanité. La création est solidaire de l’humain qui en fait partie9. Elle peut espérer être libérée de la vanité (le périssable ou la corruption ou la ruine du v21) si les humains sont eux-mêmes libérés. Tout est intriqué. L’humain et la création, la création et l’humain, la distinction est artificielle10. Et comme je le disais précédemment, la création n’est pas seulement la création matérielle du monde mais aussi l’introduction de la culture dans la nature. Ainsi l’humain ne peut être humain sans la création et la création ne peut s’ordonner (ou se cultiver) sans l’humain11.
C’est pourquoi lorsque la création souffre tout le monde souffre. Quand les humains s’autodétruisent dans des meurtres des guerres et des injustices sociales, ils souffrent. Mais si les humains détruisent leur environnement, ils devront souffrir encore plus. Et les chrétiens devront souffrir avec eux. Et cela d’autant plus que les chrétiens ne voient pas leur utopie se réaliser. Même dans l’Eglise qui devrait être le lieu de l’amorce de sa réalisation, les chrétiens restent des humains, c'est-à-dire des enfants qui se disputent pour des broutilles. Sauf que les broutilles des enfants n’ont pas ou peu de conséquences, celles des adultes sont dévastatrices. Mais me demanderez-vous, quel avantage à être chrétien si leurs souffrances sont les mêmes que celles des autres et si leur utopie, qui pourrait sauver le monde, est semble-t-il vouée à l’échec ?
Le désir (utopique) d’une justice conforme à l’amour selon la définition de Jésus n’est pas le seul trésor des chrétiens. Ils possèdent aussi l’espérance qui vient de leur confiance en Dieu. Ils ne doivent pas perdre cette espérance s’ils veulent que l’amour soit possible. Dans l’évangile de Matthieu, quand Jésus est menacé par les pharisiens12 qui ne supportent pas ses guérisons le jour du sabbat, il continue pourtant à guérir avec comme motivation la parole du prophète Ésaïe 42,1-4. Il ne faudrait pas penser que Jésus cherche à coller à un modèle du serviteur souffrant issu de l’écriture juste parce qu'il veut que les écritures soient accomplies en lui. En réalité il s’agit de sagesse : Jésus sait que l’espérance (de la justice) passe par la souffrance. Du point de vue littéraire, ce passage n’est pas construit au hasard. Matthieu lui-même, 50 ans plus tard, vit dans un contexte ou l’église subit un rejet de plus en plus fort de la part des synagogues13. L’église souffre car non seulement les juifs chrétiens n’ont pas réussi à convaincre en masse les autres membres de la synagogue, mais ils sont désormais rejetés de leur milieu d’origine. Pourtant le texte de Paul est d’un optimisme paradoxal. Les chrétiens ne perdent pas leur espérance et cette espérance reste l’espérance du monde : si les chrétiens désespèrent, qui pourra encore espérer ?
C’est la même dynamique spirituelle qui animait14 Paul en Romains 8 quand il parle de la création qui souffre, mais qui espère un accouchement.
« Dans la fin — le commencement »15 était le credo de Jürgen Moltmann. En pensant à Jésus qui ressuscite après une mort ignominieuse sur la croix, ce théologien tentait par ces mots de définir l’espérance chrétienne. Oui le monde de demain sera différent de celui d’hier. Peut-être sera-t-il irrémédiablement abîmé, peut-être sera-t-il le théâtre de luttes pour les ressources et l’espace encore habitable. Si ce ne sera pas la fin du monde ce sera la fin d’un monde (je l’ai déjà dit, mais ici j’en donne une autre facette) : « dans la fin le commencement » exprime aussi comment l’espérance chrétienne sera la seule ressource pour garder le désir d’un monde juste même dans des circonstances de souffrance (qui nous nous serons collectivement imposées et que les générations passées16 auront imposées à celles à venir).
Je disais plus haut que dans le contexte de Paul, c'est l'évangélisation qui révèle les fils de Dieu. Mais cela reste vrai à chaque commencement, douloureux ou non, à grande échelle ou non : les fils de Dieu se révèlent quand ils gardent l’espérance de Dieu pour le monde.
Notes
1- « Les récits bibliques de la création sont évoqués, mais contrairement à la Genèse, il y a un niveau élevé de personnification qui pourrait avoir été influencé par les représentations romaines telles que le grand monument Ara Pacis à Rome, dans lequel la terre est représentée comme une figure féminine assise avec "deux enfants et des grenades, des raisins et des noix sur ses genoux ; devant elle une vache et un mouton" » — Robert Jewett, Roy David Kotansky, Romans: A commentary, ed. Eldon Jay Epp, Hermeneia—a Critical and Historical Commentary on the Bible, Minneapolis, MN, Fortress Press, 2006, p. 511
2- Robert Jewett, Roy David Kotansky, Romans: A commentary, ed. Eldon Jay Epp, Hermeneia—a Critical and Historical Commentary on the Bible, Minneapolis, MN, Fortress Press, 2006, p. 511
3- Ἀποκάλυψις - Apocalupsis est souvent traduit par « Révélation » car il signifie littéralement « ôter le voile ».
4- Le grec dit bien fils mais il ne s’agit évidemment pas d’y voir uniquement les humains de sexe masculin.
5- Attention il ne s’agit pas de comprendre que ceux qui évangélisent sont les fils de Dieu, mais que ceux qui se convertissent révèlent qu’ils sont fils de Dieu en se convertissant.
6- 1Thessalonians 4,17
7- Paraphrase de Jean 13,34 ou Jean 15,12
8- Aujourd'hui la crise climatique (tout comme la crise nucléaire d’ailleurs) ne concerne pas seulement les chrétiens, mais le monde entier. Pour autant les chrétiens font partie du monde et sont concernés par cette crise.
9- Cf. Genèse 3,17-18
10- Cf. Osée 4,1-3
11- C’est pourquoi la création perd son sens sans les humains : elle est faite pour l’humanité comme l’humanité est faite pour la création. On ne peut pas envisager le salut de l’une sans l’autre, et on ne peut pas non plus penser la création sans humains. Certains écologistes radicaux estiment que le monde serait plus tranquille sans les humains. En fait il ne serait pas plus tranquille tout simplement parce que sans humains le monde ne serait plus : il redeviendrait « nature » c’est à dire une mécanique dénuée de sens. Et cela serait d’autant plus vrai que sans humain il n’y aurait plus personne pour avoir conscience de l’être du monde.
12- Matthieu 12,14
13- Elles-mêmes déstabilisées par la disparition récente du temple de Jérusalem.
14- Je met de l’imparfait car Paul écrivait après que Jésus ait parlé mais avant que Matthieu n’écrive.
15- Jürgen MOLTMANN, Théologie de l’espérance, Cerf, 1970.
Jürgen Moltmann est un des théologiens majeurs du 20ème siècle.
16- ...depuis ce qu’on appelle l’anthropocène, qui veut dire « ère de l’être humain ». C’est la période de l’évolution terrestre identifiée comme grandement influencée par l’activité humaine. Elle aurait débuté à la fin du 18ème siècle.