...votre Père sait de quoi vous avez besoin avant que vous le lui demandiez.
Si Dieu sait déjà de quoi nous avons besoin alors pourquoi le prier ? Que pouvons-nous donc dire à Dieu lorsque nous prions si nous ne lui demandons rien ? Et Jésus en nous donnant un exemple de prière ne se contredit-il pas ?
Jésus explique que Dieu sait, comme un Père il connaît notre situation, et en particulier notre situation existentielle c'est-à-dire nos limites dans le temps et l’espace ainsi que les émotions et angoisses que cela génère vis-à-vis de notre passé (la colère, la culpabilité, la honte…) , de notre présent qui nous échappe et qu’on ne peut saisir et de notre futur (la peur, l’absence de contrôle, les choix à faire…). Que Dieu sache cela enlève la pression : on peut oublier de prier pour certaines choses, on peut ne pas être conscient de tout, Dieu lui n’oublie pas et est conscient de tout.
Ainsi, Jésus ne dit pas que nous ne devons pas demander, mais que demander n’est ni le moyen ni la fin de la prière. La prière ne sert pas à demander même si immanquablement elle contient des demandes ; elle sert à autre chose et une fois encore Jésus (en cohérence avec ce qu’il dira ensuite) renverse les raisonnements humains :
- elle a pour but de nous aider à reconnaître qui est Dieu
- elle a pour but de nous faire reconnaître que nous dépendons de Lui
- elle a pour but de méditer ses hauts faits et ses promesses
Si l’on accepte ce que je viens de dire alors le côté magique, infantile, de la prière s’évanouit. Ne subsiste que le côté relationnel, même si nous exprimons des demandes. Il est même possible d’aller jusqu’à dire que notre prière est notre relation à Dieu.
Le côté magique de la prière si facilement présent dans notre relation avec Dieu provient de deux sources : c’est d’abord un reliquat de notre pensée d’enfant ; c’est ensuite un héritage d’une culture judéo-chrétienne pré-moderne.
Lorsque nous sommes enfants, nous n’avons que deux sources de sécurité : la présence toute-puissance de nos parents et la pensée magique. Entre 2 et 6 ans environ l’enfant croit que ce qu’il pense a une action directe sur le monde. En grandissant nous nous apercevons que cela n’est pas vrai malgré quelques coïncidences parfois. Mais en période de stress, face à certaines situations dans lesquelles nous n’avons plus le contrôle, la pensée magique de l’enfant peut ressurgir. En tant que croyant nous transférons cette pensée magique sur Dieu, et celui-ci joue alors le rôle sécurisant du « parent tout-puisant » à qui nous demandons de résoudre un problème ou que nous remercions pour ce que nous avons. Nous savons bien que cela ne marche pas (les chrétiens sont-ils plus préservés des épreuves de la vie que les autres ?) mais nous avons toujours envie d’y croire.
Par ailleurs l’héritage culturel et la tradition des églises agit comme un précepteur de notre pensée, de nos sentiments et de nos comportements. Si nos ancêtres ont prié ainsi, nous pensons et ressentons que nous ne pouvons pas abandonner cette manière de penser et de faire.
Si le concept de « dieu » peut nous faire penser que Dieu pourrait potentiellement tout faire, nous savons, ne serait-ce que par expérience, qu’il ne fera pas tout : une relation saine avec Dieu ne compte pas sur des miracles. Si le miracle se produit nous pouvons l’accueillir avec joie et prier « alleluia », c'est-à-dire « Dieu soit loué ! ». Mais compter sur un miracle de Dieu relève du magique et donc paradoxalement... du Péché. Car prier Dieu en vue d’un miracle c’est faire de Dieu un alter ego c'est-à-dire quelqu’un au même niveau que moi à qui je dis ce que je ferais si j’étais à sa place, et je postule que cette place est lointaine, dans un lieu de pouvoir, alors que Dieu est proche1.
Un autre travers chrétien plus mystique, consiste à chercher la fusion avec un père qui serait dans le ciel. Or Dieu veut que nous soyons nous-mêmes avec lui, non pas que nous disparaissions en lui. Il veut que nous existions certes en, par, et pour lui mais surtout avec lui, et il n’a pas l’intention de faire à notre place ce dont nous pouvons prendre la responsabilité. Dieu est un sauveur (il nous sauve de ce dont spirituellement nous ne pouvons pas nous sauver) mais il n’est pas un sauveteur (qui nous sauverait de ce que nous sommes capables de faire) ni des conséquences de ce que nous avons fait (et de ce que les autres nous ont fait).
Cette complexité est probablement ce qui amena Paul, en Romains 8,26, à expliquer que …
…l’Esprit vient au secours de notre faiblesse, car nous ne savons pas ce qu’il convient de demander dans nos prières. Mais l’Esprit lui-même intercède par des soupirs inexprimables.
Selon Paul, prier aux sens de « parler à Dieu » n’est pas humainement possible. Ce n’est pas un problème intellectuel ni psychologique, mais une faiblesse ontologique c'est-à-dire qui concerne notre « être ». Car dès lors que nous voulons parler à Dieu, nous l’objectivons, c’est à dire que nous en faisons un objet (au sens philosophique). Pour le dire autrement, parler à Dieu met Dieu dans une boite et le repousse à l’extérieur de moi.
Mais tout n’est pas perdu puisque l’Esprit vient au secours de notre faiblesse. En priant, l’Esprit parle à notre esprit (Romains 8,16) qui à son tour parle à l’Esprit. C’est un processus de révélation intérieur qui vient de notre « être », et qui donc est rendu possible par Dieu lui-même. Il ne s’agit cependant pas d’un processus cognitif mais de la révélation de la présence de Dieu (sa « gloire ») en nous. Prier c’est donc adorer, vénérer, au sens de « goûter la présence de Dieu ». Cette révélation n’est pas non plus émotionnelle car la présence de Dieu est en lien avec le paradoxe (donc une présence dérangeante) de Jésus le crucifié comme Christ ressuscité. La prière chrétienne est donc une sorte de dialogue intérieur paradoxal tout à la fois sécurisant et stimulant, à la fois quiétude et surprise.
Les soupirs inexprimables ne sont pas incompréhensibles pour Dieu. On pourrait les traduire par gémissements sans paroles possibles [grec alalètos]. C’est à nous qu’ils sont adressés2. Cela signifie que la prière est au-delà des mots. Elle est le travail de Dieu en nous, surtout dans cette partie de nous, que certains appellent « âme », dont nous n’avons pas une pleine conscience et dans laquelle se livre un combat entre la finitude et le désir d’éternité. Pour nous humains, prier c’est se mettre en condition de se laisser travailler par Dieu.
Notes
1- Psaume 145,18 ; Philippiens 4,5 ; Apocalypse 3,20 et tous les « en vous » de la littérature johannique.
2- Certains manuscrits grecs donnent : l’Esprit lui-même intercède pour nous par des soupirs inexprimables. Auquel cas les soupirs seraient en direction de Dieu. Mais les manuscrits contenant cet ajout sont tardifs.