La communion est-elle négligée dans les églises ?
Question :
pourrais-tu écouter cette vidéo de Francis Chan sur la communion, et me dire ce que tu en penses ? En particulier pourrais tu me dire ce que tu penses de son interprétation de 1Corinthiens 11,30 ?
Franck
The Importance of Communion 2020 - Francis Chan
Éléments de réponse :
Intéressant, et beaucoup de choses à dire !
J’ai beaucoup d’estime pour Francis Chan. Sa recherche du christianisme juste et biblique force le respect (et forcer le mien est un exploit !). Et même si mon approche de l’évangile est plus analytique que la sienne (qui est plus émotionnelle et littérale que la mienne - c'est un évangéliste !) je retrouve souvent mes conclusions dans les siennes (ou inversement ! peu importe d’ailleurs).
Évidemment il y a beaucoup de vrai dans tout ce qu’il dit. Et sa manière de parler est très inspirante : il semble vivre ce qu’il dit.
J’aime en particulier ici ses points sur :
- le corps au centre,
- ce n’est pas de moi qu’il s’agit mais de nous (collectif),
- reconnaître le corps,
- reconnaître que je suis une partie importante du corps (ce qui en passant doit être au centre de notre réflexion sur la marche de l’église)
- être « devoted » (Actes 2,42 - προσκαρτεροῦντες, français : assidus, dévoués, constants, attentifs, persévérants, courageux, empressés).
- se joindre à la louange des cieux (et donc aussi des chrétiens disparus),
- remettre le corps au centre (même si les arguments utilisés pour justifier cette idée sont de piètre qualité - voir ci-dessous)
J’aime bien cette idée aussi que si il y a des factions dans l’église, c’est probablement parce qu’il y avait une multitude de leaders influents, mais que cela prouve que l’expression était assez libre dans l’église et donc que le corps (de l’église) était au centre.
Francis (si je le rencontrais je le tutoierais - bien qu'en anglais il n'y ait pas de tutoiement) s'appuie sur une interprétation littérale de la Bible qui conduit à prendre au sérieux la communion, mais malheureusement c’est son seul argument pour dire que le pain et le vin sont « somehow and in some real way » le corps et le sang de Jésus. Ça me rappelle trop ce qu’on me disait étant petit : « tu dois croire et ne pas poser de questions ». Je ne suis pas contre l’interprétation littérale en soi (même si je n’y souscrit pas) mais contre l’argument d’autorité qu’on en tire trop souvent sous prétexte de « mystère ».
Et puis il y a des indices montrant qu’il n’a pas fait une étude aussi approfondie qu'il le prétend :
- Il parle des Pères de l’église (sans en citer aucun, mais il n'a pas le temps) et il répète que tous disent la même chose sur la communion... ce qui n’est pas vrai (on dirait qu’il a écouté une classe de David Berçot sans lire les références). D’ailleurs il se contredit un peu en disant : je suis quelqu’un qui ne se base que sur la Bible, et le Pères de l’église aussi (il n’en sait rien) et donc je vais m’appuyer sur le Pères de l’église (vers la 15e min environ). C’est comme s’il demandait la permission de sortir de la Bible à son public.
- Son passage sur l’histoire de l’église est pathétique (au sens normal du terme : qui émeut par une souffrance). Mais il est… faux :
* il dit que pendant 1500 ans tout le monde voyait ça comme littéral. Tertullien ou Augustin (c’est quand même pas des Pères de seconde zone) ne le voyaient pas comme littéral (ce qui ne veut pas dire qu’ils en diminuaient l'importance).
* il dit que quelqu’un a remplacé le sang et le corps de Jésus par un pupitre (il ne le nomme pas, mais c’est Zwingly). Mais en réalité c’est faux. Il suffit d’aller dans les temples protestants ou les églises (mais il ne doit pas aller dans les églises anciennes en Europe très souvent !) pour voir des chaires de prédication. Le pupitre n’est pas apparu avec la réforme. Il a probablement raison de critiquer la place peut-être trop centrale du prédicateur (notamment dans certaines églises évangéliques charismatiques), mais l’intention de la réforme était justement de lutter contre la superstition en remettant « le message biblique » au centre… Et tout cela il le dit derrière un pupitre.
* il dit aussi que cette même personne a imposé l'idée que c'est un symbole. C'est également faux, il a fallu de nombreuses années pour que Calvin accepte l'idée d'un symbole après mure réflexion et discussions avec les Zwinglistes et les Luthériens. Quand Francis déplore que le protestantisme ait accepté le Repas du Seigneur comme seulement un symbole, il démontre par là qu'il ne sait pas ce qu'est un symbole.
* il dit que pendant les 1000 premières années il n'y a eu qu'une seule dénomination ; cela aussi est faux. L’église primitive n’était pas une seule église ! Il y a eu plusieurs mouvements quasiment dès que des juifs parlant grecs puis des païens ont été convertis. Des églises juives hellènes comme celle de Marc (à Rome ?) ou celle de Matthieu (en Syrie), des églises judaisantes (Paul en parle - ils deviendront les Ebionites), des églises baptistes, puis des églises johanniques (ces dernières ont fusionné à la toute fin du premier siècle semble-t-il. Tous ces mouvements de manière impressionnante se sont par la suite agrégés sous la pression des païens et des persécutions en un grand mouvement que les historiens appellent « la grande église » mais qui avait en son sein, de manière géographique des différences significatives : les églises avaient des traditions très différentes sur de multiples sujets entre Alexandrie, Carthage, Constantinople, Antioche, et Rome la lutte d'influence fut féroce.
* Et tout au long des siècles on a vu des gnostiques (même si d'eux on peut dire qu’ils n’étaient pas vraiment un église) des ariens, des montanistes, les lapsi… etc. Sans parler des moines et autre mouvements qui ont été intégrés à l’église par la suite mais qui au départ agissaient en désaccord avec la grande église.
Et puis il y a tout ce que Francis ne dit pas. C’est un des biais cognitifs les plus répandus : on se laisse convaincre par ce qui est dit, mais on laisse de côté tout ce qui n’est pas dit et qui pourrait néanmoins influencer notre position. En particulier, il critique Zwingly sans le nommer, mais il n’explique pas la position de Zwingly. L’expliquer pourrait amener les gens à penser autrement que comme lui. C’est normal, il cherche à convaincre. Et quelqu’un qui parle va instinctivement laisser sous silence ce qui ne l’arrange pas.
Et il est normal qu’en 47 minutes il ne puisse pas tout dire. Mais cela devrait pousser les gens à creuser plus. Cependant le style émotionnel de sa prédication n’engage pas à cela, mais à décider de se mettre d’accord avec lui (ou non) à chaud : en particulier à la fin du message arrive le repas du Seigneur pour les participants et ils sont mis en garde : s'ils prennent le pain et le vin de manière trop casual, ils prennent de grand risques. Là il va trop loin. Je me cite moi-même concernant le jugement de ceux qui prennent le Repas du Seigneur de manière indigne :
Les non-croyants qui sont là mangent-ils et boivent-ils un jugement contre eux-mêmes s’ils prennent le pain et le vin ? Probablement pas, car leur conscience n’est pas capable de discerner le Corps ni dans le pain ni dans l’église. Ils n’en font pas partie. Le jugement en question en 1Corinhtiens 11,29 concerne uniquement ceux qui négligent leurs devoirs envers l’église et qui s’auto-mutilent en ne saisissant pas que l’église c’est eux-mêmes et qu’en n’en prenant pas soin, c’est d’eux-mêmes qu’ils ne prennent pas soin.
En effet son interpretation de 1Corinthiens 11,30 pose problème :
Grec :
διὰ τοῦτο ἐν ὑμῖν πολλοὶ ἀσθενεῖς καὶ ἄρρωστοι καὶ κοιμῶνται ἱκανοί.
Littéral :
à travers ceci en vous beaucoup faibles et pas forts et sont dormants nombreux
Normal :
à cause de ça, parmi vous, beaucoup de sans force, faibles et de grands nombres (sont) endormis
Le mot endormis (κοιμῶνται) est très usité dans le NT pour signifier « endormis dans la mort » (en particulier dans la même lettre en 1Corinthiens 15,6.18.20.51) pour parler par euphémisme des chrétiens qui ne sont morts qu'en apparence (cf. Jean 11,25-26). Mais littéralement il veut seulement dire : tombé dans le sommeil.
Cependant ici endormis peut être pris dans les deux sens. Si Paul voulait parler de frères et sœurs décédés, pourquoi employer un euphémisme positif dans un reproche ? Par ailleurs le Grand Bailly (dictionnaire grec-français) montre que l’usage néo-testamentaire n’est pas l’usage courant du mot.
Donc difficile (impossible objectivement) de trancher sur la signification exacte de « endormis » seulement avec le dictionnaire ou l'usage du mot.
De même faible, ou pas fort peuvent aussi « par extension » être compris comme infirme ou malade.
Je pense cependant qu’on peut aller plus loin et faire un choix « raisonnable ». Prenons par exemple le moment où Francis avertit ses auditeurs de ne pas prendre le pain et le vin s’ils ne se sentent pas dignes. Il ne peut pas dire : « il y a eu beaucoup de mort dans notre église ces derniers temps, et la cause c’est qu’on a mal (com)pris le repas du Seigneur ». Il peut seulement dire : « ça pourrait arriver ». Mais c’est à mon avis de l’auto-manipulation mentale pour pouvoir rester littéral. Car quand Paul parle de ce problème il fait une observation tangible, alors que Francis n’a rien observé du tout et suppute qu’il pourrait y avoir un problème à l’avenir. Donc en voulant être littéral, il n’est pas biblique !! C’est tout le problème du fondamentalisme chrétien : en voulant coller au texte, il trahit le texte (cf. cette conférence).
C’est la raison pour laquelle personnellement je pense qu’il y a bien un lien entre une mauvaise compréhension du Repas du Seigneur et l’assoupissement spirituel ou la faiblesse spirituelle d'une église. Mais ce lien n’est pas forcément un lien « de cause à effet », mais plutôt un état global : si je ne comprend pas le Repas du Seigneur c’est un symptôme d’assoupissement (cf. Apocalypse 3,1) et inversement si je m’endors spirituellement, je ne suis plus aussi enthousiaste au Repas du Seigneur.
Mais la compréhension dont il est question ici n’a à mon avis rien à voir avec le choix de faire de ce Repas un symbole (attention à ce mot) ou de croire qu’une transformation s’opère dans les éléments. La compréhension est au niveau du corps : si je suis divisé et que je n’aime pas mes frères et sœurs dans l’église, alors l’église va souffrir et les membres seront affectés spirituellement. Pas besoin d’invoquer un principe magico-religioso-superstitieux pour justifier cette écriture.
Voilà ma réaction à chaud. Merci d’avoir posé la question.
Je rappelle mon étude sur le repas du Seigneur pour aller (beaucoup) plus loin :
La communion au pain et au vin