Faut-il être sexuellement compatible
pour s'engager ?

Les grecs avaient trois types de femmes : les épouses (avec qui on vit et on fait des enfants), les amies (avec qui on discute) et les maîtresses (avec qui on fait l'amour pour le plaisir)1. Pour eux, il était inutile car impensable, de chercher les trois types de femmes en une seule. Le mariage d'amour pour tous, est une invention du 20ème siècle. Autrefois l'amour on le vivait à l'extérieur du mariage. Il fallait avant tout que le mariage soit utile2. Mais paradoxalement, alors même que nous avons traversé la révolution sexuelle des années 1970, c'est précisément ce que nous cherchons : un conjoint idéal avec qui je m'épanouit sexuellement, qui est la mère ou le père de mes enfants, mon confident et mon/ma meilleur(e) ami(e). Le couple formé par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir qui se vantait de pouvoir vivre libre sexuellement tout en s'aimant est inconcevable aujourd'hui3 socialement, malgré ces exemples emblématiques. Aujourd'hui on veut que l'amour soit vécu dans le mariage (ou la relation exclusive). Et pourtant la variable engagement s'est affaiblie.

Repensons cela dans le modèle de Sternberg dont nous avons déjà parlé.

Autrefois, le modèle ancien du mariage, modèle contractuel, était basé sur l'engagement. Cela permettait une certaine stabilité, au prix de certains sacrifices dans notre être intérieur. Mais l'inconstance des sentiments est une question que nos aïeux ne se posaient pas (ou peu). Dans les couches aisées de la population on pouvait éventuellement se révolter, mais socialement c'était balisé.

Aujourd'hui, nous recherchons le conjoint idéal, mais pour cela nous avons renversé le système de valeur. L'engagement qui était la motivation largement prioritaire a été supplanté par la passion. Nous cherchons ce que nous avons définit comme le coup de foudre ou éventuellement le romantisme ou l'amour fou. Il est clair qu'une injonction comme celle d'Actes 15,20 ne se comprend pas lorsqu'on conçoit les relations sur la seule base de la passion. Et elle est un fardeau si la seule base est l'engagement.

La Bible semble indiquer une troisième voie, pourtant oubliée par la chrétienté4. Prenons par exemple le Cantique des Cantiques. Il est frappant de lire dans la Bible :

Tu me ravis le cœur, ô mariée, ma sœur, tu me ravis le cœur
par un seul de tes regards, par une seule maille de tes colliers.
Que de beauté dans tes caresses, ô mariée, ma sœur !
Combien tes caresses valent mieux que le vin, et la senteur de tes parfums que toutes les essences odoriférantes !
Tes lèvres distillent le miel, ô mariée ; il y a sous ta langue du miel et du lait, et la senteur de tes vêtements est comme la senteur du Liban.
Tu es un jardin clos, ô mariée, ma sœur, une fontaine close, une source scellée.
(Cantique des Cantiques 4,9-12)

Ce poème érotique parle de la mariée et de la sœur. L'embarras est tel que la Bible en Français Courant (BFC) traduit par petite sœur. Probablement pour atténuer le choc. Or il ne s'agit pas ici d'inceste, mais de l'amour érotique entre un homme et une femme dont l'intimité est si réalisée qu'ils se considèrent comme frères et sœurs5.

Privilégier la motivation de l'intimité est certainement une bonne façon de construire une relation avec le sexe opposé : mieux connaître l'autre, faire croître une admiration et un respect, développer l'ouverture sur sa personnalité voire même être vulnérable, et apprendre à se faire confiance. Et puis également vivre ensemble des moments qui construirons une histoire et une complicité permettant d'envisager un projet de couple, voilà qui permettra petit à petit à l'engagement de prendre forme et à la passion de ne pas tout détruire, et même de s'épanouir.

Croire à l'amour passion est une illusion car derrière l'amour passion il y a une projection de soi-même. Quand l'attirance (sexuelle) est forte des couples peuvent se former, mais cette variable a tendance à s’aplatir plus vite que les autres6. Si l'intimité et l'engagement ne sont pas là, il n'y aura plus de support pour reconstruire la passion. Si la sexualité vient avant l'intimité et l'engagement dans la construction du couple, celle-ci risque (bien que cela ne soit pas systématique7) de les éclipser.

L'exemple biblique qui illustre le mieux ce principe est l'histoire de David avec Bethsabée. Outre le fait que David est déjà marié (deux fois) il laisse sa passion le dominer, et il utilise sa position de roi pour coucher avec elle. Que connaît-il d'elle ? Rien si ce n'est qu'elle est très belle et qu'elle est femme d'Urie (1Samuel 11,2-4). En couchant avec elle, il voulait abuser de son corps pour satisfaire le sien. « Etait-elle consentante ? », demanderaient anachroniquement les juristes d'aujourd'hui. Même si cela était le cas, comment évaluer l'impact sur la vie d'Urie s'il avait vécu ? Le prophète Nathan semble dire d'Urie que sa femme était son trésor le plus cher (2Samuel 12,3). Et à bien y regarder, la suite de la vie de David (et de toute l'histoire d'Israël) en a été bouleversée quand on sait ce que Bethsabée fera par la suite pour imposer son fils comme roi au détriment du reste de la famille.

La question initiale sur la nécessité d'une compatibilité sexuelle avant de s'engager trouve sa réponse dans la sagesse. « Essayer pour savoir si on va bien ensemble sexuellement » n'a aucun fondement, puisqu'on voit bien que pour construire un amour achevé, il est plus simple et plus sûr de commencer par l'intimité. Si l'intimité révèle des incompatibilités de caractère, à quoi bon se faire du mal émotionnellement en donnant son corps. Une compatibilité sexuelle dépend de l'engagement (confiance) qui dépend de l'intimité (proximité émotionnelle) elle ne dépend pas d'une performance ou de ce que l'autre m'apporte car alors la sexualité ne serait plus liée à l'amour mais à l'égoïsme. C'est l'engagement qui donne à la sexualité un cadre rassurant et épanouissant. Et c'est l'intimité qui permet l'engagement.

Pour méditer :

- Ai-je repéré quel est l'ordre le plus sage des motivations à construire pour bâtir un couple durable ?
- Pourquoi la sexualité doit-elle arriver en dernier ?
- en quoi cette sagesse psychologique est-elle confirmée par la Bible (à moins que ce ne soit l'inverse) ?


Notes

Cf Catherine Salles, Les bas-fonds de l'Antiquité, Paris, Robert Laffont, 1982, p.17 cité dans Daniel Gerber, « Première épître aux Corinthiens », Le Nouveau Testament Commenté, collectif, Bayard/Labor Et Fides, Montrouge/Genève, 2012

Dans les société antiques en général, le mariage sert à avoir des enfants légitimes, pas à s'épanouir sexuellement.

Simone de Beauvoir elle-même a confessé que ce mode de vie de couple lui avait été imposé par Sartre.

Jusqu'aux années 1980 au moins !

On retrouve la même chose dans l'épopée de Gilgamesh, un texte dont les origines remontent au 3ème millénaire avant Jésus-Christ.

« Malheureusement – ou heureusement diront les êtres raisonnables ! –, le coup de foudre est rare. Certains voudront s'en persuader lorsque l'excitation est très forte pour élire l'être aimé au rang de seul et définitif. Pourtant l'amour passionnel et l'attachement progressif sont un merveilleux don de la nature qui permet un amour plus durable. "L'amour qui naît brusquement est le plus long à guérir", nous disait La Bruyère dans ses Caractères. ».
Philippe Brenot, Le Sexe et l’Amour, Paris, Odile Jacob, 2010, p.85

Il n'y a rien de systématique en psychologie humaine, seulement des tendances, des modèles. Les auteurs de littérature de sagesse dans la Bible qui basaient leur réflexion sur l'observation du comportement humain, l'avaient bien compris.