Des théologies variées au sein même de la Bible
Dans la Bible hébraïque plusieurs tendances théologiques dialoguent entre elles selon les écoles1 et selon les époques. En matière de réflexion sur le bien et le mal, les deux grandes tendances peuvent être compartimentées ainsi :
- soit Dieu n’est pas responsable du mal, et celui-ci vient d’ailleurs,
- soit Dieu contrôle tout, le bien comme le mal.
La première position se retrouve par exemple en Genèse 1,3-5
Dieu dit : Qu’il y ait de la lumière ! Et il y eut de la lumière. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière et les ténèbres. Dieu appela la lumière « jour », et il appela les ténèbres « nuit ». Il y eut un soir et il y eut un matin : premier jour.
Dans ce passage Dieu ne crée que la lumière alors que les ténèbres sont déjà implicitement là et séparées de la lumière. Mais Ésaïe 45,7 (qui est postérieur au passage précédent mais avec peu de différence chronologique) s’oppose directement et consciemment à ce récit de création :
Je façonne la lumière et je crée les ténèbres,
je fais la paix et je crée le malheur ;
c’est moi, le SEIGNEUR (YHWH), qui fais tout cela.
Les verbes traduits ici par façonner et créer (traduction NBS) sont en fait une seule et même racine, la même que celle utilisé en Genèse 1 (בָּרָא - bara’). Ainsi ici, lumière et ténèbres sont créées par Dieu lui-même. Par ailleurs le mot paix (שָׁל֖וֹם - Shalom) provient ici du texte massorétique2. Les manuscrits de la mer morte qui sont des témoins beaucoup plus anciens du texte original, écrivent טֽוֹב - tov - bon. Explicitement dans ce verset, le bien ET le mal sont créés par Dieu. L’auteur s’oppose frontalement et directement à la théologie de Genèse 1 avec laquelle il n'était visiblement pas d'accord. Cette position se retrouve dans d’autres passages sous la plume d’autres auteurs :
Au jour du bonheur, sois heureux, et au jour du malheur, regarde : Dieu a fait l’un exactement comme l’autre … (Ecclésiaste 7,14)
N’est-ce pas de la bouche du Très-Haut que sortent les malheurs comme le bonheur ? (Lamentations 3,38)
Maintenant donc, voyez que c’est moi, oui, moi, et qu’il n’y a pas de dieu avec moi ; c’est moi qui fais mourir et qui fais vivre, c’est moi qui fracasse et qui guéris ; personne ne délivre de ma main. (Deutéronome 32,39)
Même Job entretient cette vision du monde :
Mais il lui répondit [à sa femme] : Tu parles comme une folle ! Nous recevrions de Dieu le bonheur, et nous ne recevrions pas aussi le malheur ! En tout cela, Job ne pécha pas par ses lèvres. (Job 2,10)
Dans cette croyance, si quelque chose va mal — peste, sécheresse, maladie mentale — on ne l'impute pas aux démons ni à Satan. C’est Dieu ou alors c’est un mystère.
En Genèse 3 apparait un serpent qui parle. Était-il Satan ? Le mot hébreu dans Genèse 3 est nahash (נָחָשׁ) ce qui signifie simplement « serpent » ou « couleuvre ». Il n'y a aucune mention de Satan. Le serpent est d’ailleurs une des créatures que Dieu a créée. Le serpent n’est qu’un serpent et il « représente »3 non pas le mal mais la conscience qu’a l’humanité de sa liberté. C’est une deuxième tendance l’intérieur de la première : Dieu crée ce qui est bon, le humains trouvent des subtilités ! (Ecclésiales 7,29).
Alors pourquoi tant de gens pensent-ils que le serpent est Satan ? C’est Apocalypse 12,9 qui fait le lien :
Il fut jeté à bas, le grand dragon, le serpent d’autrefois,
celui qui est appelé le diable et le Satan,
celui qui égare toute la terre habitée ;
il fut jeté sur la terre, et ses anges y furent jetés avec lui.
Mais l'Apocalypse a été écrite au moins 600 ans après la Genèse. Il s'agit d'une poésie apocalyptique, pleine de symbolisme et d’interprétations théologiques contextuelles d’écritures de l’Ancien Testament : c’est une ré-interprétation de la Genèse, interprétation qui qui est elle-même symbolique et qui se comprend dans le contexte de l’auteur de l'Apocalypse qui dénonce à la fois la séduction qu'exerce l'empire Romain en même temps que la tendance de l’église à se laisser séduire par les propositions de l’empire.
En tout cas d’un point de vue exégétique4, à l’époque où la Genèse a été écrite, aucun lecteur n'aurait compris que le serpent était Satan. Ce lien n'est apparu que bien plus tard, lorsque les auteurs juifs et chrétiens ont commencé à re-penser leurs traditions sous l'angle du bien et du mal cosmiques. Nous verrons dans quel contexte un peu plus loin.
Notes
1- On observe dans la bible des écrits sacerdotaux (issus des prêtres) des écrits prophétiques, des écrits de sagesse, des écrits législatifs, et une « école » qu’on appelle "deutéronomiste".
2- Ce qu'on appelle textes massorétiques sont les manuscrits hébreux les plus anciens que nous possédons et sur lesquels la plupart des traductions de l'Ancien Testament sont basées. Mais ces textes sont relativement tardifs puisque les plus anciens datent du 9e siècle après J.C. C'est la raison pour laquelle les manuscrits de la mère morte (au plus tard du 1er siècle) et l'Ancien Testament en grec (traduction du 2e siècle avant J.C.) sont si importants.
3- Cela signe que l’auteur avait conscience qu’il parlait d’un mythe. Un mythe est un récit qui relate des faits imaginaires, transmis par la tradition et dont le but est de mettre en scène des êtres qui renvoient symboliquement à des forces physiques, des généralités d'ordre philosophique, métaphysique ou social. Un mythe ne veut pas dire que ce dont parle l’auteur est « faux », la vérité se trouve dans le sujet dont parle le mythe.
4- L’exégèse est la recherche de ce que l’auteur d’un texte voulait dire dans son propre contexte aux destinataires de son écrit à qui il s’adresse.