Veut-on grandir ?

Les temps sont difficiles ! Nous avons le droit de nous plaindre. Et la prière est souvent une plainte légitime comme en témoigne les Psaumes. Mais les temps ont toujours été difficiles, ce n’est pas nouveau. Déjà au premier siècle Paul expliquait que la création souffre :

nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’accouchement.1

La souffrance de la création dont Paul parle n’est pas spécifiquement écologique. Il s’agit plus d’une perspective sur le Jugement2. Mais nous savons que le jugement de Dieu n’est pas arbitraire et qu’il correspond aux conséquences de nos choix plus qu’à une punition3 : dans notre contexte de réchauffement climatique et de pollution chimique, les mots de Paul ont donc une résonance concrète : si nous polluons aujourd’hui, nous souffrirons tôt ou tard de cette pollution, aussi délocalisée soit-elle.

Pour autant si la création souffre des conséquences de l’activité humaine c’est avec une espérance, celle de voir naître (après l’accouchement) une nouvelle vie. Nous allons vers un monde renouvelé dont on ne voit rien sinon les contractions du travail en cours qui nous font penser qu’il n’y a aucun espoir. Mais si les souffrances de ce monde sont comparables aux souffrances de la femme qui accouche alors cela indique un lien fort (comme un lien maternel) entre ce qui est ancien et ce qui est nouveau. Or si le nouveau est issu de l’ancien, ils sont certes de natures similaires mais ils n’en sont pas moins différenciés l’un de l’autre.

Alors, comment faire advenir ce monde nouveau ? Faut-il se soumettre à Dieu en entendant Jacques 4,7 (« soumettez-vous donc à Dieu ; opposez-vous au diable, et il vous fuira ») comme une résignation des chrétiens face à la fatalité ? Dieu n’est pas un juge implacable et insensible comme l’est le « destin » de la mythologie grecque. D’ailleurs ce passage ne parle pas de cela ; il nous encourage non pas à nous soumettre à des règles que Dieu aurait fixées, mais en faisant de la soumission à Dieu l’équivalent de l’opposition au diable il nous transporte vers la responsabilité. Le passage continue en disant :

8bPurifiez vos mains, pécheurs, et nettoyez votre cœur, âmes partagées !
9Reconnaissez votre misère, menez deuil, pleurez ! Que votre rire se change en deuil et votre joie en tristesse ! 10Abaissez-vous devant le Seigneur, et il vous élèvera.

Il s’agit de reconnaître nos erreurs. Et pas simplement des erreurs de jugement, mais des erreurs dans notre façon de vivre. Trop souvent nous nous prenons pour Dieu au lieu de reconnaître qu’Il est plus sage que nous.

Et bien que Dieu soit plus grand que nous, ce n’est pas son intention que nous nous soumettions à Lui comme des enfants à leurs parents. Cela n’a plus de sens depuis la mort et résurrection du Christ. Jésus-Christ est venu sauver ce qui était perdu4, c'est-à-dire égaré ou « pas au bon endroit ». Il n’a pas pour objectif de nous ramener sur un droit chemin que nous aurions quitté et qui serait un chemin de soumission à une autorité transcendante (ce que dans l'Islam on appelle le salafisme, version violente du regrettable « c'était mieux avant »). Il ne cherche pas à nous faire obéir mais à nous faire grandir. Comme cela semble contredire Jacques 4,7 il faut expliquer ce point.

Le peuple de Dieu était un petit enfant que Dieu voulait guider vers la maturité5. Comme dit Paul aux Galates (4,4) :

4Lorsque les temps furent accomplis
[Littéralement : Quand arriva le plérôme du temps]
Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme et sous la loi, 5afin de racheter ceux qui étaient sous la loi, pour que nous recevions l’adoption filiale.

C’est grâce au Christ que l’humain peut être racheté et passer de la soumission sous la loi à l’adoption, c’est à dire au passage dans la lignée officielle des héritiers de Dieu. A partir du Christ les humains qui le souhaitent peuvent passer du rang de petit enfant soumis à celui d’adulte autonome dans la foi. C’est en substance ce que dit d’une manière différente Jean 15,12-16 :

12Voici mon commandement : que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés.

13Personne n’a de plus grand amour que celui qui se défait de sa vie pour ses amis. 14Vous, vous êtes mes amis si vous faites ce que, moi, je vous commande. 15Je ne vous appelle plus esclaves, parce que l’esclave ne sait pas ce que fait son maître. Je vous ai appelés amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai entendu de mon Père. 16Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et institués pour que, vous, vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure ; afin que le Père vous donne tout ce que vous lui demanderez en mon nom.

17Ce que je vous commande, c’est que vous vous aimiez les uns les autres.

Etre ami du Christ n’est plus être serviteur ou esclave du Christ mais c’est être dans un amour les uns pour les autres à l’image de l’amour du Christ. Et c’est son commandement par lequel Jésus « encadre » son enseignement sur la maturité spirituelle et qui est cohérent avec l’évangile de Matthieu6.

Pour aimer de manière mature il est nécessaire de sortir de l’état enfant. Un enfant aime ses parents, même si ceux-ci sont défaillants. L’enfant dépend de ses parents pour sa survie et il ne sait pas [il ne comprend pas] ce que font ceux dont il dépend. En s’émancipant l’enfant accède à la même connaissance que ses parents7. Ce n'est pas un clone de ses parents car la connaissance acquise concerne non seulement ce qu'il faut faire mais aussi de comment le faire et, plus important que tout, le désir de le faire.

D’un point de vue spirituel il en va de même. Nous pouvons imiter l’amour du Christ en introjectant en nous sa sagesse (c'est-à-dire en connaissant tout ce qu’il a entendu de son Père). Nous ne pouvons plus nous contenter d’agir en fonction d’un algorithme religieux qui nous fournit un commandement disant quoi faire pour chaque situation de notre vie. Cet algorithme sera toujours pris en défaut à un moment ou à un autre. L’amour selon Jésus permet de s’adapter aux circonstances en restant orientés vers les autres (ce qui permet de porter du fruit).

Ainsi en tant que croyants, grâce au Christ, nous sommes appelés à être non pas esclaves au sens de serviteurs corvéables à merci non rémunérés mais esclaves au sens de l’amour ce qui signifie que le sens de notre vie ne consiste plus à nous accomplir « nous-même » mais à accomplir l’amour en tant que sagesse du Christ ce qui implique aussi de s’accomplir soi-même mais en étant tourné vers les autres. Ainsi Dieu nous appelle non pas à le servir Lui mais à le servir en servant nos frères et sœurs en humanité (Matthieu 25,40). En d’autres termes, Dieu nous appelle non pas à servir une religion mais l’humanité, non pas une loi mais l’amour, non pas notre cause mais la cause du besoin de l’autre. Je crois que c'est ainsi que nous pouvons comprendre des écritures comme Jacques 4,7 car le but du Seigneur c'est de nous élever, pas de nous soumettre (v10).

Il est temps de grandir et d’accéder enfin à la sagesse collective, celle qu’incarne Jésus-Christ et qui est de l’ordre de l’Esprit8 et non de la lettre9. Grandir en cette sagesse du Christ est notre horizon. Mettre en pratique cette sagesse est notre tâche. A ce titre, en tant que chrétiens, nous ne pouvons pas mettre la tête dans le sable pour ne pas voir les problèmes écologiques. En effet comment servir l’humanité, l’amour, la cause du besoin de l’autre sans passer par l’écologie ; comment faire pour aimer mon prochain si je détruit son environnement ? Accomplir la grande mission de Matthieu 28,18-20 sans prendre en compte l'écologie c'est encore croire que l'âme sera sauvée sans le corps, que la création n'est qu'un support ridicule pour la véritable action spirituelle de Dieu, mais ça c'est croire à Platon plus qu'à Jésus !

Certes la tâche est ardue et semble se rajouter aux autres tâches confiées par le Fils de Dieu à ses « amis » que sont la consolation et la compassion, la justice, la paix, le témoignage. Mais elle est indispensable en ceci qu’elle ne se rajoute pas vraiment : elle est partie intégrante des missions du chrétiens et si elle n’est pas prise en compte cette omission risque bien de ruiner tous leurs efforts.

Il est temps de grandir et d'accepter de regarder toute l'œuvre de Dieu dans la création parce qu'elle est « très bonne »10.


Notes

1- Romains 8,22

2- Cf. 1Thessaloniciens 5,3 en ce qui concerne une autre utilisation par Paul de cette métaphore. Sinon voir aussi : Ésaïe 13,8 ; 21,3 ; 26:17–18 ; Jérémie 4,31 ; 22:23 ; Osée 13,13 ; Marc 13,8

3- C’est ce que veut dire, par exemple, la répétition de l’expression « Dieu les a livrés » en Romains 1,24.26.28. Même interprétation par Etienne en Actes 7,42.

4- Luc 19,10

5- Osée 11,1-4 ; Romains 9 à 11 ; Hébreux 5,11-14

6- Matthieu 22,34-40

7- Et il peut ainsi s’évaluer par rapport à eux (ce qu’il fera inconsciemment tout sa vie) bien que s’agissant de parents terrestres l’enfant devenu adulte peut aussi évaluer ses parents (comme semble le suggérer le commandement d’Exode 20,12).

8- Éphésiens 1,15-19

9- 2Corinthiens 3,6

10- Genèse 1,31