Ignace d’Antioche (Repas du Seigneur)

La dérive va s’accentuer avec Ignace d’Antioche. Dans son épître aux Smyrniotes, écrite aux alentours de 107 comme ses six autres lettres alors qu’il est en voyage pour Rome afin d’y rencontrer le martyr, il s’attaque à la théologie docète qui niait que Jésus ait été humain. Il écrit en parlant d’eux :

Ils s'abstiennent de l'eucharistie et de la prière, parce qu'ils ne confessent pas que l'eucharistie est la chair de notre Sauveur Jésus-Christ,...1

Ici il faut bien traduire par eucharistie, car il n’y a plus d’ambiguïté (comme dans la Didachè) : le mot ne désigne plus comme dans le Nouveau Testament une simple prière de remerciement, mais un concept qui se rapporte à un élément temporel et matériel du culte : le moment de la fraction du pain qui devient « la chair » de Jésus (comme en Jean 6 et non « le corps » comme dans les synoptiques et chez Paul). Par conviction, mais aussi par réaction, Ignace démontre à ses auditeurs que les docètes ont tort parce que comme la Parole s’est faite chair, le pain se fait chair du Sauveur.

Pour gérer l’unité de l’Église à une époque ou elle grandit rapidement, Ignace s’emploie à trouver des solutions pour qu’elle n’explose pas sous l’influence de divers courants de pensée qui surgissent. Dans le paragraphe suivant de la même lettre aux smyrniotes il écrit :

Suivez tous l'évêque, comme Jésus-Christ suit son Père,
et le presbyterium2 comme les Apôtres ;
quant aux diacres, respectez-les comme la loi de Dieu.
Que personne ne fasse, en dehors de l'évêque, rien de ce qui regarde l'Église.
Que cette eucharistie seule soit regardée comme légitime,
qui se fait sous la présidence de l'évêque ou de celui qu'il en aura chargé.
Là où paraît l'évêque, que là soit la communauté,
de même que là où est le Christ Jésus, là est l'Église universelle.
Il n'est pas permis en dehors de l'évêque
ni de baptiser,
ni de faire l'agape,
mais tout ce qu'il approuve, cela est agréable à Dieu aussi.
Ainsi tout ce qui se fait sera sûr et légitime.3

Selon Ignace, la légitimité de ce qui se fait dans l’église locale n’est réalisée que sous la responsabilité de l’évêque (unique). L’eucharistie fait partie de ces choses qui « regardent l’Eglise » et que personne ne peut s’approprier en dehors d’une église dirigée par un évêque. Par ailleurs il est intéressant de noter que dans l’église on continue à organiser des « agapes » qui semblent être une pratique différente de l’eucharistie, alors que dans le Nouveau Testament c’est la même chose (Jude 12 - Colombe).

Ignace, dans sa cohérence personnelle, exprime le même genre de convictions dans d’autres lettres4 (cinq de ses sept lettres sont très ressemblantes les unes aux autres). Dans sa lettre aux Éphésiens (20,2) il explique que le pain rompu dans l’unité avec l’évêque est remède d’immortalité, antidote pour ne pas mourir, mais pour vivre en Jésus-Christ pour toujours. La perspective est évidemment pour Ignace une réalité eschatologique (de la fin des temps), et non une réalité présente.


Notes

1 Ignace, Aux Smyrniotes, 7,1

2 Ignace sépare les fonctions de presbytre (qui veut dire ancien) et d’évêque (qui veut dire surveillant) que le Nouveau Testament considère comme interchangeable car c’étaient les mêmes personnes qui assumaient les deux rôles.

3 Ignace, Aux Smyrniotes, 8,1-2

4 Exemples : Ignace, Aux Philadelphiens 4,1 ; Aux Ephésiens 5,2 ; 13,1