Nous avons vu que l’évolution du dîner du Seigneur, bien que non uniforme, a intégré diverses règles et pratiques qui ne sont pas explicites dans le Nouveau Testament. Ainsi dès le début du 2ème siècle, c’est l’évêque entouré des presbytres1 et des diacres qui préside à l’eucharistie. Petit à petit on sépare l’eucharistie du repas fraternel (qui disparaîtra). Il est précisé que seuls les baptisés peuvent prendre l’eucharistie. Et au plus tard au 4e siècle impose-t-on aux chrétiens d’être à jeun pour prendre l’eucharistie !
L’un des personnages les plus influents de tous les temps en matière de théologie est Augustin d’Hippone. Dans un enseignement aux nouveaux baptisés, devenu un texte célèbre qu'on lit encore aux cathécumènes (candidats au baptême), il expliquait que :
Ce que vous voyez sur l'autel de Dieu (...), c'est le pain et la coupe. C'est ce que vos yeux vous apprennent.
Mais ce dont votre foi doit être instruite, c'est que ce pain est le corps du Christ, que cette coupe est le sang du Christ.
Ce peu de paroles suffisent peut-être pour votre foi ; mais la foi cherche à s'instruire... Comment ce pain est-il son corps, et cette coupe, ou plutôt son contenu, peut-il être son sang ? Mes frères, c'est cela que l'on appelle des sacrements : ils expriment autre chose que ce qu'ils présentent à nos regards.
Ce que nous voyons est une apparence matérielle, tandis que ce que nous comprenons est un fruit spirituel. Si vous voulez comprendre ce qu'est le corps du Christ, écoutez l'apôtre Paul, qui dit aux fidèles : « Vous êtes le corps du Christ ; et chacun pour votre part, vous êtes les membres de ce corps »2. Donc, si c'est vous qui êtes le corps du Christ et ses membres, c'est le symbole de ce que vous êtes qui se trouve sur la table du Seigneur, et c'est votre mystère que vous recevez. Vous répondez : « Amen » à ce que vous êtes, et par cette réponse, vous y souscrivez. On vous dit : « Le corps du Christ », et vous répondez : « Amen ». Soyez donc membres du corps du Christ, pour que cet amen soit véridique.
Pourquoi donc le corps est-il dans le pain ? Ici encore, ne disons rien de nous-mêmes, écoutons encore l'apôtre qui, en parlant de ce sacrement, nous dit : « Puisqu'il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps »3. Comprenez cela et soyez dans la joie : unité, vérité, dévotion, charité ! « Un seul pain » : qui est ce pain unique ? « Un seul corps, nous qui sommes multitude. » Rappelez-vous qu'on ne fait pas du pain avec un seul grain, mais avec beaucoup... Soyez donc ce que vous voyez, et recevez ce que vous êtes.4
L’assimilation du corps du Christ au corps de l’Église, est un lien naturel que l’apôtre Paul, deux fois cité dans ce texte, permet presque naturellement. Si le sacrement exprime une autre réalité que ce qu’on voit avec nos yeux, ils sont donc exactement ce que les philosophes qualifient de symbole. Nous y reviendront.
Mais cette idée de « recevoir ce que nous sommes » n’est pas courante, même dans la suite de l’histoire du christianisme. Car au Moyen-Age, dans les siècles qui suivirent, peu d’innovation si ce n’est quelques aménagements dans la manières de pratiquer :
A l’époque carolingienne, on décide de communier avec du pain sans levain, qu’au 10ème siècle on appellera hostie en empruntant au vocabulaire sacrificiel des temples païens latin pour lesquels une hostia est une victime expiatoire. C’est à cette époque également qu’on institue la communion directement dans la bouche pour que les mains du fidèle ne souille pas le pain eucharistié. Cette pratique ne sera abandonnée qu’en 1968.
Au 12ème siècle on ne laisse plus les enfants communier, ce qui sera entériné par le concile de Latran IV (1215) qui institue aussi une confession obligatoire avant de pouvoir communier, et une obligation pour les fidèles de communier au moins une fois l’an à Pâque. C’est également ce concile qui consacre le terme déjà courant parmi les théologiens de « transsubstantation ». Ce mot ne semble pas si important à l’époque mais il réduira à néant les efforts du théologien franciscain Jean Duns Scot pour relancer la réflexion sur l’eucharistie5.
Le concile de Constance entre 1415 et 1418 légitime une coutume déjà en place : ne communier qu’au pain. Cette coutume était vivement critiquée par Jan Hus le tchèque, qui fut d’ailleurs condamné au buché par ce concile. Elle sera encore à l’ordre du jour des nombreux points d’achoppement entre catholiques et protestants un siècle plus tard.
L’accès à l’eucharistie est rendue difficile par les « commandements » du concile du Latran IV et les fidèles du Moyen-Age communient finalement assez rarement. Cela favorise la mise en place d’une autre pratique : l’adoration du saint sacrement qui est une sorte de dévotion à la présence réelle qui se manifeste en particulier par l’élévation lors de la messe afin que même s’ils ne communient pas, les fidèles puissent voir le pain eucharistié et la coupe sanctifiée. Cette dévotion s’exprime aussi par l’adoration, en dehors tu temps de la messe, des espèces eucharistiées non consommées ou préparées d’avance.
Notes
1 Dans le Nouveau Testament presbytre (c'est à dire ancien) n’est pas une fonction différente d’évêque (ou épiscope). Les presbystres deviendront en français les prêtres, opérant un glissement sémantique catastrophique pour la compréhension du dîner du Seigneur. Dans le Nouveau Testament le presbytre n’est aucunement un prêtre. La fonction d’un prêtre est de sacrifier. Le fonction d’un presbytre est de « paître l’église » - cf. Actes 20, 17-35 ou presbystre est au v 17 et épiscope au v28).
2 1Corinthiens 12,27
3 1Corinthiens 10,17
4 Augustin d’Hippone, Sermon 272, Aux nouveaux baptisés, sur le sacrement
5 C’est lui qui proposa le premier l’idée de consubstantation que Luther adoptera plus tard sans pour autant utiliser le terme qui ne sera repris que par ses successeurs.