Quelques années plus tard, mais à Carthage en Afrique, et à une époque où il n’est pas encore tombé dans le montanisme1, Tertullien ne semble pas s’accrocher à l’idée d’une eucharistie qui transformerait le pain et le vin. Dans son Apologie du Christianisme où il compare les repas religieux païens aux repas des cérémonies chrétiennes il écrit :
Notre repas fait voir sa raison d'être par son nom : on l'appelle d'un nom qui signifie « amour » chez les Grecs (agape). Quelles que soient les dépenses qu'il coûte, c'est profit que de faire des dépenses par une raison de piété. (…) Si le motif de notre repas est honnête, jugez d'après ce motif la discipline qui le régit. Comme il a son origine dans un devoir religieux, il n'admet ni bassesse ni dérèglement. On ne se met à table qu'après avoir goûté de la prière à Dieu. On mange autant que la faim l'exige ; on boit autant que la chasteté le permet. On se rassasie comme des hommes qui se souviennent que, même la nuit, ils doivent adorer Dieu ; on converse en gens qui savent que le Seigneur les entend. Après qu'on s'est lavé les mains et qu'on a allumé les lumières, chacun est invité à se lever pour chanter, en l'honneur de Dieu, un cantique qu'on tire, suivant ses moyens, soit des saintes Ecritures, soit de son propre esprit. C'est une épreuve qui montre comment il a bu. Le repas finit comme il a commencé, par la prière. Puis chacun s'en va de son côté, non pas pour courir en bandes d'assassins, ni en troupes de flâneurs, ni pour donner libre carrière à la débauche, mais avec le même souci de modestie et de pudeur, en gens qui ont pris à table une leçon plutôt qu'un repas.2
Loin des pères grecs, Tertullien voit le dîner du Seigneur (puisque cela à lieu la nuit) comme un (vrai) repas, pendant lequel tous peuvent manger, à leur faim, et boire, mais pas trop. Tous peuvent participer et chanter des cantiques. Si cette réunion est l’occasion de manger et de boire elle est surtout celle d’apprendre les uns des autres. Un schéma beaucoup plus proche de ce qu’on voit dans le livre des Actes. Il n’y pas d’emphase sur le pain et le vin.
De la même manière que pour les Pères dont nous avons parlé précédemment, il n’est pas impossible que le silence de Tertullien sur l’Eucharistie soit également une réaction, mais cette fois-ci il s’agit de critiques extérieures à l’Église. Quelques commentateurs de Tertullien font remarquer que pour ne pas choquer les romains à qui étaient destiné son Apologie, Tertullien aurait volontairement omis de parler de chair et de sang mangée et bu lors d’un repas communautaire. Il n’en reste pas moins vrai que ce repas est un vrai repas, et que la façon dont il est décrit le rend presque réel à nos sens.
Notes
1 Tertullien, convertit entre 190 et 195 a rejoint en 207 un groupe de chrétiens qui croyait à la permanence d’un ministère de révélation prophétique. Il a quitté ce qu’on appelle « la Grande Église » en partie parce qu’il la trouvait trop tiède.
2 Tertullien, Apologie du christianisme, 39,16-19