En Jean 6,55 Jésus explique que sa chair (et non son corps) est une vraie nourriture et que son sang est une vraie boisson. Puis il continue en disant littéralement que : le mâchant ma chair et buvant mon sang, en moi demeure, et moi en lui. Il est facile de comprendre que, si on se nourrit de Jésus, alors il demeure en nous, puisque nous l’avons intégré à notre propre corps. Il est plus compliqué de comprendre l’inverse : comment celui qui mange Jésus demeure-t-il en Jésus ? Comment le mangeant demeure-t-il dans ce qu’il a mangé ?
Ici Jésus (ou plutôt l’évangéliste Jean rapportant ses paroles en grec) n’utilise pas le verbe manger mais le verbe mâcher1 ce qui renforce le choc de son propos sur la chair, car on s’imagine mâcher un bout de muscle de Jésus. L’utilisation de ce verbe ici indique qu’il ne faut pas avaler « tout rond », mais mastiquer. La racine du verbe contient la notion de ronger. Ces verbes choquants sont utilisés pour faire comprendre que nous ne devons pas laisser tomber une miette2 de cet enseignement que Jésus nous donne en donnant sa chair. Car ce qui est important ici, ce n’est pas la chair mais le fait que Jésus donne sa chair, ce n’est pas le sang, mais le fait que Jésus laisse couler son sang.
L’important n’est donc surtout pas ce qu’on apprend en terme moral ou pratique. Ce n’est pas non plus ce qu’il faut faire pour plaire à Dieu en terme d’action3. Non, c’est précisément ce qu’on apprend pour notre relation personnelle avec Jésus : Jésus en moi, auquel je réfléchit, sur lequel je médite, celui que je prie. Mais aussi moi en Jésus. Si on extrapole cela au repas du Seigneur, quand je suis en communauté, en compagnie de mes frères et sœurs, je suis au milieu d’eux je suis dans le corps du Christ dont je suis une partie, cette image que Paul utilise en 1Corinthiens 12 (cf. v27) juste après avoir parlé du dîner du Seigneur au chapitre 11.
Donc je mange Jésus en étant à l’intérieur de Jésus. Deux images interconnectées : on ne peut en prendre une littéralement et l’autre métaphoriquement. Cette interconnexion que Jésus reprendra dans sa prière de Jean 17 qu'eux aussi soient en nous, (...) moi en eux et toi en moi — pour qu'ils soient accomplis dans l'unité (v21-23). Ce double jeu d’interpénétration vise à montrer qu’on ne peut pas manger Jésus sans être mangé par l’église, c'est à dire aimer Jésus sans aimer l’église et chercher à être unis avec elle.
Paul dit en 1Corinthiens 8,8
Or ce n'est pas un aliment qui nous rapprochera de Dieu :
si nous n'en mangeons pas, nous n'avons rien de moins ;
si nous en mangeons, nous n'avons rien de plus.
Paradoxalement Paul vient de parler de viande sacrifiées aux idoles et de ceux qui luttent dans leur conscience parce qu’ils les considèrent vraiment comme des viandes idolâtrées (que j’utilise ainsi en opposition au terme eucharistié que nous avons déjà utilisé) en ayant peur que cela les assimile aux idoles. Mais au lieu de dire, « ce n’est pas un aliment qui nous éloignera de Dieu » comme il aurait du dire en parlant de viande sacrifiée aux dieux païens, Paul dit le contraire. Comme s’il faisait un lapsus, il parle d’un non-rapprochement de Dieu à cause d’un aliment. Ainsi l’aliment en lui-même n’apporte rien de plus que ce qu’un aliment peut apporter. Ce qui fait la différence c’est le symbole. Le pain et le vin n'ont de sens que s'ils permettent d'accéder à la Parole de Dieu. Un peu comme comme quand Pierre mange avec Jésus ressuscité en Jean 21 : il lui faut un repas avec Jésus pour comprendre ce que Jésus attend de lui. Il lui faut un geste de la vie quotidienne, une attention de Jésus, pour percuter.
Ce que je comprend, ce que j’intègre à mon identité et à mes convictions4 sur ma relation à Jésus c’est cela la vraie nourriture et la vraie boisson. Il ne s’agit pas de cuisine et encore moins de magie, car personne n’est transformé par de la cuisine, fut-elle miraculeuse. La nourriture est pour le corps la source d’énergie qui lui permet de continuer à fonctionner : marcher, bouger, voir, réfléchir, etc... le dîner du Seigneur est ce qui permet de mettre tout notre être en condition pour être nourrit physiquement et spirituellement. Un vrai repas et une vraie prédication sur Jésus voilà qui permet à notre être d’être comblé, car Jésus ne sépare pas l’âme du corps et de l’esprit. L’humain est un tout.
Notes
1 Verbe τρώγω (trôgô) et non le verbe ἐσθίω (esthiô).
2 Cf. Matthieu 15,21-28
3 Non pas que ce soit inutile, mais ce n’est pas ce que le passage de Jean 6 veut souligner.
4 Ce que la Bible appelle le cœur, car le cœur n’est pas le siège de la gentillesse mais des convictions (cf. Actes 2,37).