Peut-on vraiment aimer ses ennemis ?

Question :

Je me demande si aimer ses ennemis en supportant et en priant pour eux en Mattheu 5,43-48 s'applique aux non chrétiens, aux ignorants comme Jésus sur la croix qui a dit "pardonnes leur car il ne savent pas ce qu'ils font". Mais ne s'applique pas aux chrétiens car ici il met frères et sœurs dans une autre catégorie. Est ce qu'on peut dire même si bien sûr il y a la grâce que ce soit pour le monde ou dans l' église qu'entre frères et sœurs il y a des attentes spirituelles qu'on ne peut pas avoir dans le monde . Et parfois on peut ne pas faire différence dans un sens comme dans l'autre alors qu'il y a bien une différence ?

Linda


Matthieu 5

43Vous avez entendu qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu détesteras ton ennemi. 44Mais moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. 45Alors vous serez fils de votre Père qui est dans les cieux, car il fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. 46En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les collecteurs des taxes eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? 47Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les non-Juifs eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? 48Vous serez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait.


Éléments de réponse :

Vous avez entendu … mais moi je vous dis …

Nous sommes en présence de ce que les théologiens appellent une « antithèse ». Ces formules sont pour le moins provocantes et affirment l’autorité de Jésus contre l’interprétation traditionnelle de la Torah. Elles assoient l’autorité de Jésus auprès des auditeurs chrétiens de l’évangile de Matthieu. L’évangéliste utilise ces antithèses dans le Sermon Sur la Montagne (SSM) pour démontrer que un seul est votre docteur1, le Christ (Matthieu 23,10). Pour Matthieu qui structure son évangile autour de cinq discours de Jésus, ce dernier est le nouveau Moïse.

... tu aimeras ton prochain

C’est une phrase que tous les juifs connaissaient : au cœur du code de pureté sacerdotale du Lévitique (19,18) :

17Tu ne détesteras pas ton frère dans ton cœur  ; tu avertiras ton compatriote, mais tu ne te chargeras pas d’un péché à cause de lui. 18Tu ne te vengeras pas  ; tu ne garderas pas de rancune envers les gens de ton peuple  ; tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis le SEIGNEUR (YHWH).

Mais le prochain dans ce passage peut-être compris comme le proche c’est à dire celui qui fait partie de mon peuple, le compatriote.

tu détesteras ton ennemi ?

Le passage en Lévitique exhorte à ne pas détester son frère. On pourrait en déduire de manière un peu malicieuse qu’on est en droit de détester celui qui ne fait pas partie de la fraternité (sans considération de la définition de qui est le frère). En tout état de cause, on ne trouve pas la phrase de Jésus telle quelle dans l’AT même si des passages comme Deutéronome 7,1-5 ; 23,4-7 ou 2Chroniques 18,31 à 18,2 pourraient faire penser que Dieu n’aime pas les ennemis de son peuple. Dans la règle de communauté des juifs esséniens de Qumran (contemporains de Jésus) on peut lire :

«  Afin qu’ils aiment tous les fils de lumière… et afin qu’ils haïssent tous les fils de ténèbres, chacun selon sa faute, dans la vengeance de Dieu.  »

Ainsi si ce n’est pas écrit, les contemporains juifs de Jésus avaient probablement entendu qu’il ne fallait avoir pour les peuples extérieurs aucune considération, voire de la haine. Ce qui correspond à une tendance naturelle. Jésus élargit le commandement de Lévitique 19,18 en le jugeant insuffisant car restreint aux cas les plus faciles (aimer son frère).

Aimez vos ennemis

Ainsi Jésus rétablit une vérité divine (par contraste avec la tendance naturelle) : nous devons aimer nos ennemis.

Contrairement à ce que disent de nombreux Pères de l’Eglise et d’encore plus nombreux apologistes chrétiens, aimer ses ennemis n’est pas quelque chose d’entièrement nouveau. Dans les traditions platoniciennes et stoïciennes, on trouve fréquemment ce genre de de déclaration. Ce qui est nouveau en revanche, c’est la focalisation de l’enseignement sur cette valeur d’amour qui va jusqu’à aimer ses ennemis.

Ici il y a plusieurs couples de mots difficiles à entendre : aimer / ennemi ; prier / persécuter ; mauvais / bons ; justes / injustes. Ces couples dissonants sont intéressants car ils nous amènent à penser que Dieu lui-même fait le même effort que ce que Jésus nous demande : il fait lever son soleil et pleuvoir (bénédictions du monde agricole !) sur les bons et les mauvais ainsi que sur les justes et les injustes. Cela permet de définir ce que veut dire le verbe aimer quand il est associé aux ennemis. L’amour reste quel que soit le contexte la valeur fondamentale de l’éthique de Jésus. Mais malgré la formule provocante, nous savons (principe de réalité) qu’il n’est pas possible d’aimer de la même manière un ennemi ou un membre de notre famille ! Et ici il n’y a aucune mention d’une motivation quelconque de « changer » l’ennemi en ami ou de l’amener à la repentance (comme en 5,16 ou c’est le fait de briller et non d’aimer qui produit un résultat). L’amour qui a un but est-il encore de l’amour ? Ainsi, lire ce passage en s’y projetant soi-même individuellement avec nos difficultés relationnelles personnelles et penser ensuite que nous devons aimer celui qui nous fait souffrir est une erreur : ce que Jésus nous demande est certes hors norme, mais pas stupide.

On pourrait penser que le verbe aimer (ἀγαπάω - agapaô) est spécifiquement choisit et que sa signification est en contraste avec d’autres verbes qui veulent aussi dire aimer (comme ἐράω - eraô [aimer sexuellement] ou φιλέω - phileô [aimer d’amitié]) mais ce n’est pas le cas. Matthieu2 utilise agapaô parce que c’est le verbe utilisé en Lévitique 19,18 dans la traduction des Septantes (LXX).

De même le mot ennemi (ἐχθρός - echthros) désigne des ennemis « en général ». Dans le passage parallèle de Luc 6,27-30 les persécutions des ennemis sont plus détaillées :

27Mais je vous dis, à vous qui écoutez  : aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous détestent, 28bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous injurient. 29Si quelqu’un te frappe sur une joue, présente-lui aussi l’autre. Si quelqu’un te prend ton vêtement, ne l’empêche pas de prendre aussi ta tunique.
30Donne à quiconque te demande, et ne réclame pas tes biens à celui qui les prend.

Alors, aimer ses ennemis inclue-t-il qu’il faille renoncer à nous jusqu’à passer nos vacances avec ceux qui nous font du mal : ceux qui nous détestent, ceux qui nous maudissent, ceux qui nous injurient et même avec ceux qui nous frappent ? Même eux semblent inclus dans les ennemis qu’il faut aimer… Le développement de Jésus en Matthieu nous donne des indices. Si Dieu le Père ne fait pas de discrimination entre justes et injustes pour ce qui est de la vie quotidienne (prospérité, santé…) il en fait une en ce qui concerne ceux qui sont ses fils et ceux qui ne le sont pas.

Les ennemis sont donc à comprendre au sens le plus large : dans la bouche de Jésus ce sont ceux qui ne nous aiment pas (les romains ? les collecteurs de taxes ?) ; pour Matthieu l’évangéliste il s’agit des ennemis de l’église. L’ennemi en question n’est donc pas ce prochain qu’il faut aimer comme soi-même (Matthieu 22,39) malgré le rapprochement qu’on pourrait être tenté de faire entre le v43 et le v443. Nous ne sommes pas appelés à devenir les meilleurs amis de nos ennemis (!) mais à prier pour eux et les saluer (ἀσπάζομαι - aspadzomai - un verbe qui peut désigner des salutations, soit chaleureuses, soit plus officielles). Même s’ils nous font du mal, ils ont part à la création de Dieu (profitent de la pluie et du beau temps). Non seulement on ne se venge pas d’eux (5,38-42), mais on les considère comme dignes de notre considération (être salués). Ils doivent rester à nos yeux des humains, des sujets. Ils sont responsables de leurs choix : ce qu’ils font de mal sera mis en lumière un jour ou l’autre au plus tard le jour de la révélation ultime (Matthieu 10,24-26) le jour de la récompense. Ce dernier terme qu’on retrouve au v46 est fréquent chez Matthieu (cf. 5,12). Il appelle à une sorte d’héroïsme : en tant que disciples, ceux qui veulent mettre en pratique l’éthique de Jésus sont appelés à des choses qualifiées d’extraordinaires (littéralement : excessives, qui surpassent).
Pour autant il ne s’agit pas de s’aveugler sur le mal que peuvent faire les ennemis. 2Pierre 2,12-22 n’est pas tendre envers ceux qui font du mal à la communauté (et qui en ont fait partie dans le passé) ; voici quelques extraits :

12Mais eux, semblables à des animaux dépourvus de raison et destinés par nature à être capturés et à tomber en pourriture, (…) ils pourriront comme pourrissent les bêtes, (…) ce sont des enfants maudits. (…) 17Ce sont des fontaines sans eau, des nuages que chasse la tempête  ; l’obscurité des ténèbres leur est réservée. (…) ils sont eux-mêmes esclaves de la pourriture – car chacun est l’esclave de ce qui le domine. 20En effet, si après avoir échappé aux souillures du monde par la connaissance de Jésus-Christ, notre Seigneur et Sauveur, ils se laissent de nouveau prendre et dominer par elles, leur condition dernière est pire que la première. 21Car il aurait mieux valu pour eux ne pas avoir connu la voie de la justice que de l’avoir connue et de se détourner du saint commandement qui leur avait été transmis. 22Il leur est arrivé ce que dit le proverbe véridique  : Le chien est retourné à son vomissement, et la truie à peine lavée va se vautrer dans le bourbier.

On ne peut pas dire que l’auteur soit en train de saluer chaleureusement les ennemis de la communauté. Il ne s’illusionne pas sur la réalité. Il s’agit de protéger la communauté des loups ravisseurs (Matthieu 7,15) et de s’en garder. Ce discours est empreint de fermeté, de regrets, de souffrances… Il y a donc bien une exigence supérieure en ce qui concerne les frères et sœurs dans la foi (cf. aussi Galates 3,1 ou 1Corinhtiens 11,17) mais ce n’est pas dans la dernière antithèse de Matthieu 5 qu’on peut en trouver les principes.

Conclusion

En conclusion de tout ce discours, écoutons la manière dont Paul reprend en d’autres termes les mêmes principes :

17Ne rendez à personne le mal pour le mal. Efforcez-vous de faire ce qui est bien devant tous. 18S’il est possible, pour autant que cela dépende de vous, soyez en paix avec tous.
19Ne vous faites pas justice vous-mêmes, bien-aimés, mais laissez place à la colère, car il est écrit  : C’est moi qui fais justice  ! C’est moi qui paierai de retour, dit le Seigneur. 20Mais si ton ennemi a faim, donne-lui à manger  ; s’il a soif, donne-lui à boire  ; car en agissant ainsi, ce sont des braises que tu amasseras sur sa tête.
21Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien.

Ainsi l’appel à aimer ses ennemis concerne essentiellement les ennemis de la communauté, ceux qui ne nous aiment pas « par principe » parce que nous sommes différents ou que nos convictions dérangent. Il ne s’agit pas de se faire du mal en s’imposant d’aimer de manière personnelle et proche des gens qui nous voudraient (consciemment ou inconsciemment) du mal. Aimer nos ennemis ne nous oblige pas à renoncer à notre propre dignité mais à continuer à considérer ceux qui ne pensent pas comme nous : ils feront face à leur méprise, point n’est besoin de les mépriser dans le temps présent. Et cela devrait nous suffire.


Notes

1 Le mot grec traduit par docteur en Matthieu 23,10 a donné catéchiste (celui qui enseigne le catéchisme). Il peut être traduit par professeur, guide (NFC), chef (S21), directeur (TOB).

2 Jésus n’enseignait pas en grec mais en araméen, et le SSM, tout comme les autres discours de Jésus dans le premier évangile est une composition de Matthieu qui résume l’ensemble de la doctrine de Jésus.

3 Il faut se rappeler que l’évangile est une « composition » (cf. Luc 1,1) à partir de sources que l’évangéliste utilise pour reconstituer une narration. Ainsi les phrases utilisées dans ces passages ou Jésus parle longuement sont issues de collections de logions (phrases isolées que les premiers chrétiens écrivaient pour se rappeler de ce que Jésus avait dit) à partir desquels l’évangéliste reconstitue un discours.

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