Satan
2. L'exil change tout !
Quand Satan commence-t-il à devenir un personnage plus sinistre ? Réponse courte : pendant et surtout après l’exil.
Lorsque les Babyloniens ont conquis Jérusalem au 6e siècle avant notre ère et emmené en captivité de nombreux Israélites, tout a changé tant sur le plan politique que religieux et théologique. En effet, pendant l'exil la pensée juive est déstabilisée par deux phénomènes :
- l’incompréhension de n’avoir pas été protégé par YHWH1
- le contact avec le zoroastrisme, la religion dominante de l'Empire perse.
Dans le zoroastrisme2 il y a un combat entre un dieu bon (Ahura Mazda) et un dieu mauvais (Angra Mainyu), enfermés dans un conflit éternel. Cette vision du monde a profondément influencé l'imaginaire juif post-exilique qui après l'exil postule désormais :
- Dieu contre Satan
- La lumière opposée aux ténèbres
- Le ciel en face de l’enfer
- Les anges contre les démons
« La naissance du judaïsme à l’époque perse s’accompagne donc de la naissance du monothéisme. Mais comme le rappelle Pierre Gibert, "le monothéisme est très difficile à penser". L’affirmation d’un dieu unique, transcendant, « tout autre » pose un certain nombre de problèmes théologiques. S’il n’y a qu’un dieu, d’où vient le mal ? Faut-il alors imaginer un Satan, opposé à Dieu ?… »3
C’est donc possiblement4 sous l’influence5 de la vision dualiste du zoroastrisme que la pensée hébraïque adopte un dualisme cosmique mais dans lequel Dieu, le « bon » côté reste plus fort. Le conflit n’est pas éternel, le mauvais côté ne l’emportera pas.
Il ne s’agit pas d’un changement instantané, mais petit à petit Satan passe du statut de procurateur divin à celui d'adversaire cosmique. Il n'est plus seulement un avocat qui travaille au service de la justice, mais il devient un rebelle, un trompeur, un menteur.
Une fois que l'idée d'un mal spirituel s'est imposée, la démonologie a commencé à se développer. Pour donner sens à la souffrance, à l'injustice et au mal, les hébreux ont maintenant quelqu'un d'autre que Dieu à blâmer.
Un exemple typique de ce glissement s’observe entre le 2e livre de Samuel et celui des Chroniques qui racontent les mêmes évènements mais avec des interprétations différentes liées à des contextes de pensée différents :
Le SEIGNEUR se mit de nouveau en colère contre Israël. Il incita David à leur faire du tort, en disant : Va, dénombre Israël et Juda ! - 2Samuel 24,1
L’Adversaire [un satan]6 se dressa contre Israël : il incita David à dénombrer Israël. - 1Chroniques 21,1
Dans le premier passage, écrit dans une période où Dieu est considéré comme en contrôle de tout, c’est Dieu qui pousse David au recensement. Dans le deuxième ou le dualisme cosmique s’est installé dans la culture hébraïque, c’est Satan. C’est le seul des trois passages de la Bible Hébraïque dans lequel Satan apparait sans article.
Continuons à explorer le glissement7 du procureur jusqu’au menteur dans les articles suivants...
Notes
1- Pour comprendre comment a été gérée ce problème spirituel, voir les explications très claires de Thomas Römer, « le problème du monothéisme biblique », Revue Biblique, 2017, 124 (1), p.20-24
2- Le zoroastrisme (issu d’un personnage appelé Zoroastre qui aurait vécu à l’époque des Achéménides Perses) est l’évolution du mazdéisme. Le zoroastrisme est de tendance monothéiste dualiste alors que le mazdéisme était polythéiste. Bien sûr le passage de l’un à l’autre système théologique ne s’est pas fait en un jour.
3- Thomas Römer, « le problème du monothéisme biblique », Revue Biblique, 2017, 124 (1), p.24
4- Thomas Römer, « Tendances dualistes dans quelques écrits biblique de l’époque perse », Transeuphratène, N°23, Paris, 2002
5- Thomas Römer, « De la nécessité du Diable » dans : Entre dieux et hommes : anges, démons et autres figures intermédiaires, Actes du colloque organisé par le Collège de France, 2014
6- L’Adversaire : [dans le texte massorétique] le mot hébreu correspondant (Satân) est ici employé sans article : on peut le comprendre comme un nom propre (= Satan) ou éventuellement traduire un adversaire. (Notes d’étude de la Nouvelle Bible Segond, Société Biblique Française, Villiers-le-Bel, 2002).
7- Le glissement entre Dieu et Satan entre 2Samuel 24 et 1Chroniques 21 n’est pas le seul. En Genèse 22 c’est Dieu qui pousse Abraham à sacrifier son fils, dans le livre des Jubilés (17,15-16) c’est le prince des esprits, Mastema qui incite Dieu à tester Abraham (comme Satan qui incite Dieu a tester Job).