Un chrétien peut-il faire de la politique ?

Question :

Un chrétien peut-il faire de la politique ? En effet peut-être que par son action visible dans la société il pourrait avoir une influence sur la société et proclamer le message de Jésus ?

Stéphane


Éléments de réponse :

Problématique

Lorsque je veux m’exprimer, ou lorsque je veux comprendre ce qu’exprime quelqu’un je dois m’assurer que je comprend les mots qui sont employés. Ici nous avons deux mots qui traduisent des concepts, c’est à dire des « représentations » d’une réalité. Si entre deux personnes cette représentation est différente, la communication peut être biaisée et l’idée de l’émetteur peut fort bien être très différente de celle reçue par le récepteur.

La question à laquelle il nous faut répondre en premier est « qu’est-ce qu’un chrétien ? ». Et la deuxième : « qu’est-ce que la politique ? »

Chrétien

Nous avons tous en tête une « représentation » de ce qu’est un chrétien. Que ce soit dans les milieux séculiers qui ne se préoccupent pas de religion ou dans les milieux religieux, cette représentation est souvent biaisée par des préjugés historiques, idéologiques ou par de mauvaises expériences avec des chrétiens ou des soi-disant chrétiens. Pour minimiser ces biais revenons au chrétien tel que la Bible le définit : Actes 11,26 nous dit que : Ce fut à Antioche que, pour la première fois, les disciples furent appelés chrétiens

Nous sommes au milieu du premier siècle. Le « christianisme » en tant que mouvement juif ultra minoritaire issu de la croyance que Jésus de Nazareth était le Fils de Dieu et le messie d’Israël n’existe que depuis une petite vingtaine d’années. Ce passage nous enseigne que les chrétiens sont les disciples. Il s’agit des disciples du Christ.

Enfin pour affiner notre définition sans être trop long lisons 1Jean 2,3-6 :

A ceci nous savons que nous le connaissons : si nous gardons ses commandements.
 Celui qui dit : « Je le connais » et qui ne garde pas ses commandements est un menteur,
 et la vérité n’est pas en lui.
 Mais celui qui garde sa parole, l’amour de Dieu est vraiment accompli en lui.
 A ceci nous savons que nous sommes en lui :
 celui qui dit demeurer en lui doit marcher aussi comme lui a marché.

Ainsi le chrétien est celui qui imite le Christ et met en pratique son enseignement. Nous sommes loin d’un concept religieux : on ne peut pas reconnaître un chrétien sans avoir une conversation avec lui, car l’imitation du Christ est éminemment spirituelle et ne se reconnaît pas à un comportement stéréotypé. En effet comme semble l’insinuer le passage que je viens de citer, n’est pas chrétien celui qui le proclame, mais celui qui le vit d’abord en son intérieur avant que cela ne rejaillisse sur son extérieur.

Il serait évidemment possible de développer ce thème passionnant, mais cette définition est juste assez précise pour permettre d’aller vers une réponse à la question qui nous occupe (pour aller dans le détail voir la série : Vivre comme un Disciple de Jésus).

Politique

Plus difficile est la tâche de définir ce qu’est la politique. Pour rester sobre l’étymologie peut être utile : la politique est ce qui concerne l’administration de la cité (polis en grec).

Il y a de multiples manières de faire de la politique. L’histoire peut nous fournir nombre de modèles déjà utilisés (féodalités, monarchies, dictatures, républiques…) par les humains à plusieurs échelles (locale, nationale, internationale…) pour mettre en œuvre diverses idéologies. Aujourd’hui dans le monde occidental, nous vivons en régime de démocratie représentative, c'est-à-dire que nous élisons des représentants qui vont prendre des décisions pour la collectivité.

Chrétien et politique ?

La Bible

Dans la Bible Hébraïque, le peuple et la terre sont étroitement associés : pour être un peuple il faut avoir une terre. Sans terre le peuple ne se considère pas comme un peuple. C’est pourquoi Dieu promet une terre à ce peuple qu’il fait sortir d’Égypte et c’est pourquoi beaucoup de prophètes (mais pas tous) considèrent l’épisode de l’exil en Babylonie comme une punition.
Cette association peuple-terre qui est aussi la culture politique des nations païennes qui entourent Israël conduit celui-ci à vouloir un roi. Lisons le célèbre passage en 1Samuel 8,1-5 :

Lorsque Samuel devint vieux, il nomma ses fils juges d’Israël (…) ils avaient un penchant pour le profit, acceptaient des pots-de-vin et portaient atteinte au droit. Tous les anciens d’Israël se rassemblèrent et vinrent trouver Samuel à Rama. Ils lui dirent : Toi, tu es vieux, et tes fils ne suivent pas tes voies ; maintenant, donne-nous un roi qui soit notre juge, comme en ont toutes les nations.

On a souvent critiqué l’attitude de ces anciens parce que le texte continue en disant que si les Israélites voulaient un roi c’est parce qu’ils rejetaient Dieu1. Mais il est important aussi de considérer que les anciens veulent que la corruption cesse et que c’est la solution qu’ils entrevoient pour cela. Dans ce passage, comme en Deutéronome 17,14 Dieu accepte2 un roi pour le peuple par concession au désir du peuple. En réalité pour l’auteur de ce passage peu importe le modèle politique pourvu que le Seigneur soit Dieu. Quand le livre des juges répète : En ces jours-là, il n’y avait pas de roi en Israël3, il s’agit de signifier que Dieu ne règne pas, et en conséquence : chacun faisait ce qui lui convenait4. Or à en lire ce livre ce n’est pas toujours reluisant !

La royauté de droit divin ici contestée à demi-mots, a pourtant longtemps été un modèle pour les peuples soumis à la chrétienté. Cela arrangeait bien les élites qui se référaient à la Bible pour asseoir leur autorité. Pourtant le contexte du Nouveau Testament est totalement différent. Le peuple est occupé. Il avait bien réussi a reconquérir une indépendance en chassant les rois Syriens à la fin du 2e s. av. J.C. mais un siècle plus tard les romains sont venus occuper et administrer le pays.

Il faut se rappeler également que dans le Nouveau Testament les écrits de Paul datent d’avant la destruction du temple (en 70 ap. J.C.) qui donne l’illusion que le couple peuple-terre est toujours en vigueur. Mais après 70 cette illusion vole en éclat. Même si ce que racontent les évangiles date d’au moins 40 ans avant cet événement ils sont d’abord une prédication de la Bonne Nouvelle à des églises qui doivent faire face aux défis intellectuels et spirituels que soulève la catastrophe. Ainsi, sans le dire vraiment, les évangélistes soulignent de nombreux éléments de la prédication de Jésus qui sont très parlant pour des chrétiens de la fin du premier siècle.

La politique, c'est-à-dire l’administration de la cité en tant que société de tous les humains n’intéresse pas spécialement les auteurs du Nouveau Testament. Ceux-ci se considèrent comme partie prenante dans la société (en particulier Luc), sans pour autant désirer influencer la société par le biais de la politique mais plutôt par le biais spirituel (et non pas religieux, car il y a collusion entre religieux et politique, si ce n'est dans le régime politique lui-même, au moins dans les méthodes d'influence).

Jésus lui-même renvoie la politique à elle-même dans l’épisode du denier à l’effigie de César. Lisons Marc 12,13-17 :

Ils envoient auprès de lui quelques-uns des pharisiens et des hérodiens afin de le prendre au piège en parole. Ceux-ci viennent lui dire : Maître, nous savons que tu es franc et que tu ne te soucies de personne ; en effet, tu ne regardes pas à l’apparence des gens, mais tu enseignes la voie de Dieu selon la vérité. Est-il permis de payer la capitation5 à César ? Devons-nous payer ou ne pas payer ?

On croirait entendre un homme politique parler ! Ces quelques compliments des pharisiens et hérodiens avaient probablement pour but de faire baisser la garde à leur adversaire. La question est effectivement un piège : l’impôt était probablement le sujet sur lequel il ne fallait pas chatouiller le romains. Si Jésus répond « oui » il peut être taxé de collaboration avec l’occupant. S’il répond « non » il peut être dénoncé pour subversion.

Connaissant leur hypocrisie, il leur répondit : Pourquoi me mettez-vous à l’épreuve 
 Apportez-moi un denier, que je le voie.
Ils en apportèrent un. Il leur demande :
 De qui sont cette image et cette inscription ?
 – De César, lui répondirent-ils.
 Alors Jésus leur dit : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. 
Et ils s’étonnaient beaucoup à son sujet.

La formule est célèbre. Mais pour un chrétien, tel que définit plus haut, elle va au delà de la simple obligation de payer ses impôts. Elle implique non pas de ne pas faire de politique comme si faire de la politique était un péché, mais elle implique de ne pas se tromper de priorité : Ce qui est important pour Jésus, et donc pour le « petit-Christ » son disciple, c’est en premier lieu de s’occuper des affaires de son Père6.

Notre situation aujourd'hui

A ce stade un lecteur perspicace pourrait me dire : ne peut-on pas s’occuper des affaires de Dieu justement en faisant de la politique ? C'est le présupposé de la question de Stéphane.

L’histoire du christianisme est susceptible de nous éclairer en partie. En effet la « chrétienté » qui est la version politique du « christianisme » a été un échec. Pour faire vite : mise en place après la conversion de Constantin en 312 la chrétienté aujourd'hui est en train de mourir avec les quelques gouvernants de droit divin qui sont encore en place, et c’est tant-mieux. Mais elle a entraîné avec elle un rejet massif du christianisme lui-même (même si ce n’est pas la seule raison de son abandon). Un système politique chrétien administrant une société qui n’est plus chrétienne (et ne l’a d’ailleurs jamais vraiment été comme disait le sociologue Gabriel Le Bras7) est donc exclu.

Une influence des chrétiens sur la politique ? Pourquoi pas. Mais il faut alors que cette influence permette de « faire avancer la cause chrétienne ». Or ceci est probablement une impasse pour deux raisons :
- D’abord parce que pour être élu il faut plaire aux électeurs. La politique est affaire de conquête du pouvoir. Tout ce que le chrétien ne veut pas : il ne veut pas de conquête et il ne veut pas de pouvoir. Un programme chrétien ou même simplement d’inspiration chrétienne risque fort 1/ de ne pas être compris 2/ et s’il l’est d’être rejeté car le (vrai) christianisme ne peut pas être démagogique.
- Ensuite, et c’est probablement l’écueil le plus important : parce que la politique telle qu’elle est organisée dans nos démocraties centralisées est impuissante.

L’impuissance de la politique

Quand un politique (homme ou femme) accède à une fonction élective, il arrive avec ses idées (voire son idéologie) souvent déclinées dans un programme. Mais surtout il arrive avec ses priorités. Car un politique, aussi entouré soit-il de secrétaires, d’assistants, de conseillers ou de cabinets de consulting (type McKynsey !), il reste un humain sur qui repose la responsabilité souvent symbolisée par sa signature. Lorsqu’il doit signer, c'est-à-dire donner ou non son accord, comment peut-il connaître tous les détails de tous les dossiers qui lui sont présentés ? Dans la plupart des cas, il signe en faisant confiance : confiance dans les experts qui ont rédigé le dossier. Il peut se faire donner un résumé du dossier, il peut se faire expliquer un détail du dossier, etc. Mais in fine si 15, 20 ou 100 dossiers arrivent chaque jour sur son bureau, voire plus en fonction de la responsabilité exercée, combien peut-il en connaître réellement ? Et combien peut-il en signer sans s’en remettre à la technocratie ?

Dans notre système, c’est la technocratie qui dirige.

Le politique ne donne que quelques orientations sur quelques sujets qui lui tiennent à cœur. Il n’y a pas de « réelle » démocratie. Celle-ci d’ailleurs ne peut pas exister avec une centralisation aussi extrême qu’elle l’est pour des états administrant des territoires de plusieurs millions d’habitants. Quand l’État organise la vie de millions de gens, il devient forcément utilitariste, c'est-à-dire qu’il va forcément sacrifier les intérêts des minorités au profit de l’efficacité globale de son action. Une efficacité globale qui peut fort bien être catastrophique au niveau local. Cette efficacité de l’État inclut la capacité à satisfaire les courants de population les plus représentés ou ceux qui « crient » le plus fort. Or les intérêts des masses sont toujours les mêmes : elles désirent confort, tranquillité et prospérité. Le politique selon qu’il est « progressiste » ou « conservateur »  ne proposera pas les mêmes solutions pour satisfaire ces désirs mais quel que soit son bord il a le même objectif de toute façon (même si pas forcément pour les mêmes personnes). Et seule la technocratie pourra l'aider.

Or il est évident que la technocratie ne prendra pas le risque de sacrifier le système qui la fait vivre. Et le politique, dans son illusion de pouvoir, non plus. Celui qui prêcherait ce dont a réellement besoin la société comme par exemple arrêter de croire qu’on peut avoir une croissance infinie dans un monde fini, et aller vers la sobriété heureuse8, celui-là ne sera jamais élu (du moins pas avant que les catastrophes liées au désir de consommation infinie aient été suffisamment lourdes pour que les citoyens y renoncent).

La puissance du politique

Mettre à jour la perversion des promesses politiques en faisant de la politique serait vain. L’une des preuves de cette vanité est la propension des révolutionnaires à devenir eux-mêmes comme ceux qu’ils ont combattu quand ils parviennent à prendre leur place de « tout-puissant ».

Ainsi la politique est impuissante à lutter contre la toute puissance.

Si le politique pouvait se faire élire en luttant vraiment contre la toute-puissance il devrait alors lutter contre le système qui lui permet de faire de la politique. Il lutterait alors contre lui-même. C’est peut-être l’un des sens de cette parole de Jésus qui demande à celui qui veut venir à sa suite de se défendre de lui-même9. Car c’est justement le combat du chrétien, à l’instar du Christ son mentor, que de lutter contre la toute-puissance sous toutes ses formes : dans sa propre vie d’abord puis dans celle de son église comme éventuellement dans la société. Lutter contre la toute-puissance est contre intuitif, car la toute-puissance est pleine de promesses : promesse de pouvoir, de grandeur, d’honneur, d’accomplissement, de confort… Mais tout cela au dépend des autres (malgré parfois de bonnes intentions).

Le politique est dans une position dans laquelle il doit être entendu, plaire, être vu… et encore une fois, au dépend des autres. Ainsi pour parvenir à ses fins, le politique doit soit « séduire » et mettre les autres de son côté, soit les « écraser ». Celui qui arrive en haut de l’échelle est celui qui a su séduire le mieux, et donner le plus de coup tout en étant assez subtil pour éviter ceux des autres ou assez fort pour en encaisser plus que les autres. Celui qui arrive en haut est passé par une sélection impitoyable qui ne laisse aucune place à une conscience luttant contre la toute-puissance.

Conclusion

Le chrétien dans le monde propose une espérance scandaleuse (pour ne pas dire révolutionnaire, car ce terme implique malgré tout le désir de toute puissance). Il la propose en la proclamant au monde. Cette proclamation s’appuie sur Jésus-Christ qui par sa mort et sa résurrection est le seul médiateur de cette espérance.

Mais cette espérance doit garder son caractère sacndaleux (c'est-à-dire qui pousse à se remettre en question) dans la proclamation parce qu’elle ne peut pas devenir un projet politique. Cette espérance sera toujours un aiguillon qui agacera les administrateurs de la cité parce qu’elle implique autant individuellement que collectivement un renoncement à la toute puissance. C’est ce renoncement qui donne au christianisme son caractère perpétuellement scandaleux. Quand le chrétien cesse de renoncer à la toute-puissance, il n’est plus scandaleux (et peut-être même plus chrétien non plus), et son espérance devient vanité et poursuite du vent.

Pour que le chrétien ne se laisse pas séduire pas le mensonge du monde que représente la toute puissance de l’argent, de la séduction ou du pouvoir, c’est à dire le mirage de l’humain qui s’auto-développe sans Dieu, il doit rester un scandaleux (dans le sens d'opposé à un système favorisant la tout-puissance humaine) qui n’aligne pas sa doctrine sur ce que pensent les gens, mais qui aligne son action ici-bas sur la doctrine du Christ crucifié qui a renoncé à lui-même10 pour venir sauver les humains… de leur toute-puissance chimérique.
Par là même le chrétien est un homme ou une femme politique. Toujours engagé, ici et là, à servir, en église, en association ou ailleurs et qui par son service montre ses convictions.

Mais il sera toujours dans l’opposition. Non pas une opposition au pouvoir en place, mais une opposition au pouvoir tel que le système du régime de la toute-puissance technocratique oblige à l'exercer. Il ne peut influencer la société que de cette manière. Le jour où il est élu, soit il a dévoyé son message, soit le Royaume de Dieu est établit sur terre !


Notes

1 1Samuel 8,7

2 En 1Samuel 8,18 c’est le peuple qui choisit son roi, en 10,24 c’est Dieu qui le fait. En 12,13 il y a une sorte de conciliation des deux points de vue.

3 Juges 17,6 ; 18,1 ; 19,1 ; 21,25

4 Juges 17,6 ; 21,25

5 La capitation est un impôt payé par chaque individu (capitus veut dire tête en latin).

6 Luc 2,49

7 Gabriel LE BRAS, Institutions ecclésiastiques de la Chrétienté médiévale, 2 vol., Paris, Bloud & Gay, 1964.

8 Formule empruntée au titre d’un livre de Pierre RABHI, Vers la sobriété heureuse, Actes-Sud, Le Méjan, 2021

9 Luc 9,23 qui emploie le verbe ἁρνέομαι - arnéomai qui veut dire nier, renier, s’en défendre, renoncer, refuser

10 On appelle cette vision de la doctrine chrétienne la théologie de la « kénose » dont le passage emblématique est Philippiens 2,4-8.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.