Quand l’humain se prend pour Dieu – Genèse 3

Dieu a donc créé l’humain qu’il a placé dans un jardin protégé et lui a fait faire l’expérience de l’altérité. Dans le chapitre 3 de la Genèse l’humain, homme et femme, va faire l’expérience de l’altérité avec Dieu lui-même.

Dieu a posé une limite. Il ne voulait pas que l’humain goûte à l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais. En tant que créateur, il ne veut pas que l’humain devienne un moralisateur, un juge. Car le jugement humain ne peut être pleinement satisfaisant. Et être juge de ce qui est moral ou non n’est pas nécessaire à son salut. Tout au plus cela peut-il lui être utile pour vivre en société.

Mais voilà, l’humain veut être « comme Dieu »1. Une petite voix (aujourd’hui on dirait « dans sa tête ») qui a la forme d’un serpent lui rappelle que Dieu est « Autre » et ce que cet Autre a un secret. Le serpent insinue que si l’Autre garde un secret, cela va (probablement) à l’encontre des intérêts humains. Le serpent introduit dans le cœur des humains le contraire de la confiance : non pas le doute2, mais la méfiance3 (qui est le contraire de la foi). Dieu est-il « pour nous » ? Pourquoi cache-t-il des choses ? Ne sommes nous pas capables nous aussi de juger du bien et du mal ? Finalement les humains contestent que la création ait été faite par amour.

En créant l’humain Dieu n’a pas créé un simple animal comme les créatures qui l’ont précédé.

Car l’animal obéit à son instinct, il vit en s’adaptant à la pression que lui fait subir son environnement. La reproduction de l’espèce est ce qui motive toute sa vie : même se nourrir sert à avoir la force de se reproduire. La sexualité n’a que ce but : la reproduction4. Les jeux sexuels n’ont qu’une finalité : trouver un partenaire et le convaincre de la capacité à faire des rejetons eux-mêmes assez forts pour survivre dans une nature hostile afin qu’ils puissent eux-mêmes parvenir à se reproduire par la suite.

L’humain est motivé par des instincts similaires, sauf qu’il est capable de les dépasser par une réflexion et des sentiments qui lui permettent d’avoir conscience de son existence. Exister c’est ex-ister, du latin ex-sistere, qui signifie littéralement « se tenir en dehors ». En dehors de quoi ? En dehors de soi-même. Exister c’est être capable d’observer son propre « être » du dehors c'est-à-dire s’observer soi-même et évaluer (rationnellement mais aussi intuitivement) sa propre action. En cela son comportement n’est pas complètement déterminé par l’instinct. En créant l’humain, Dieu a créé une liberté. La liberté incréée (Dieu) a créé une liberté créée (l’humain).

Parce qu’il a conscience de son ex-istance, l’humain est doté de la capacité de choix : il peut refuser d’accepter la sagesse de Dieu. C’est ce que Genèse 3 nous montre. Genèse 4 nous le montre aussi avec celui qui tue son frère parce qu’il est jaloux de sa relation avec Dieu. Genèse 11 nous le montre encore avec cette humanité qui veut se faire un nom et construire une tour qui monte jusqu’au ciel.

Mais il ne faudrait pas penser que Dieu soit surpris des choix humains. Car c’est lui qui a créé cette liberté. Ce qu’on appelle communément « la chute »5 peut s’envisager de deux façons :
- soit l’humain était créé pour cultiver et garder le jardin éternellement et tout allait pour le mieux jusqu’à ce que le serpent entre en scène. A ce moment l’humain a (sévèrement) chuté entrainant toutes les conséquences de Genèse 3,7-24 dont en particulier le fait de devenir mortel.
- ou bien l’humain était créé non pas seulement pour cultiver, mais pour au final accéder à la conscience de lui-même et de sa liberté. La chute n’est alors qu’un moment particulier dans la croissance humaine, moment de prise de conscience de sa fragilité, de sa finitude (et donc de son caractère inéluctablement mortel) ainsi que de son altérité vis-a-vis de l’autre (les autres humains) et de l’Autre (Dieu). C’est un moment traumatique, douloureux, mais qui permet d’aller plus loin que le simple clonage de robots obéissants (qui au fond n’ont aucun intérêt !). En accédant à la connaissance du bien et du mal, l’humain peut différencier la justice de l’injustice et accéder aux émotions dont la colère. En étant séparé de l’arbre de vie6, l’humain prend conscience de sa finitude et donc de sa mortalité et peut accéder à la tristesse (deuil). L’ensemble fait de l’humain un être conscient de l’incertitude du monde dans lequel il vit et de l’incertitude quand à sa propre vie, et accède à la peur. De la douleur de cette chute/conscience naît une culpabilité que le texte rend à merveille et qui accompagne l’humain toute sa vie.

La première façon de voir la chute souffre de bien plus de faiblesses intellectuelles et spirituelles que la seconde. En effet, comment peut-on imaginer que des êtres immortels, obéissants et parfaits puisse « chuter ». Un être parfait, s’il l’est vraiment, ne peut pas accomplir une action imparfaite. Par ailleurs lorsqu’on confronte une telle anthropologie théologique à la réalité observée dans le monde, il y a plusieurs interrogations qui se font jour : comment l’adam, issu de l’adama peut-il être immortel alors que la vie biologique fonctionne grâce à la mort (mort cellulaire appelée apoptose ; mort des individus pour un partage des ressources…) ? D’ailleurs nous savons qu’avant même que l’homme existe les animaux étaient déjà mortels. Certes si l’on veut conserver l’aspect « historique » du texte alors l’humain devient mortel après la chute, mais pourquoi ne meurt-il pas immédiatement comme l’avait promis Dieu en Genèse 2,177 ? Et puis une telle façon de voir conduit à croire qu’il faut revenir à l’état des origines pour résoudre les problèmes de l’humanité, ce qui est une façon de penser issue du paganisme et non de la Bible. Un tel projet a conduit à considérer le sacrifice du Christ comme ce qui permet ce retour à l’état initial en effaçant les péchés des humains, ce qui est une méprise sur la réelle puissance8 de la Croix9. Des réponses alambiquées ont été proposées pour répondre à ces questions, mais rien de satisfaisant.

La deuxième façon de voir la chute est moins traditionnelle, mais elle fait sens avec ce que nous observons du monde, et au regard du texte elle n’est pas moins valable que la première. Tout humain passe par ce processus de construction de son identité qui se réalise à la fois en s’appuyant sur (Jardin d’Eden qui représente l’enfance) et en se rebellant contre l’altérité (parents, société, Dieu). Par ailleurs cette façon d’envisager la chute permet d’interpréter Genèse 2,17 et Genèse 3,19 non pas comme un passage de l’immortalité à la mortalité, mais comme la prise de conscience d’une finitude qui était déjà là sans être perçue, un peu comme un enfant qui abandonne sa pensée magique10. Genèse 3 ne constitue pas un rapport « historique » sur la naissance de l’humanité (pécheresse de surcroit) mais une observation fine de l’évolution de chaque être humain.

Dans les deux cas cependant, et c’est probablement là le plus important, l’humain se prend pour Dieu ce qui a des conséquences néfaste pour lui. Il serait contreproductif de vouloir absolument faire de ce récit un fait historique. Car en réalité dans ce récit, c’est toute l’histoire de l’humanité qui est décrite. L'histoire dans son enesmble mais encore l'histoire de chacun d'entre nous. C'est un texte prodigieux. L’auteur a observé de manière magistrale le fonctionnement humain, et son observation est toujours valable : l’humain continue de se prendre pour Dieu ! Que ce soit collectivement et individuellement.

Les guerres, les constructions d’empires, les idéologies, les religions (dont malheureusement la religion chrétienne fait partie) ont tout au long de l’histoire démontré comment l’humain refuse l’altérité et comment par là-même il refuse l’Altérité11.

Aujourd’hui le désir de prendre la place de Dieu perdure aussi dans l’absence de conscience écologique, ou dans une prise de conscience mal placée. Ce sera l’objet du prochain article.


Notes

1- כֵּאלֹהִ֔ים — qé’lohiym — « Comme Dieu » ou « comme des dieux ».

2- Dans une relation authentique le doute peut-être levé dans le dialogue.

3- Dans une relation la méfiance empêche d’être authentique et oblige le protagoniste méfiant à se renfermer sur lui-même (passivité ou au contraire agitation).

4- Il est intéressant de penser que des théologiens ont pu imposer pendant des siècles que même pour les humains la sexualité n’avait que la reproduction comme finalité. C’est ramener l’humain à une condition exclusivement animale.

5- Quand les théologiens parlent de « chute » ils pensent tout de suite à Genèse 3. Or si ce concept de « chute » au sens de « faillite spirituelle » se retrouve parfois dans la Bible il n’est jamais en lien avec Genèse 3.

6- Genèse 3,22

7- Le texte dit explicitement : « dans le jour » où tu en mangeras de mort tu mourras.

8- 1Corinthiens 1,18

9- La Croix n’a pas pour objectif d’effacer les péchés mais de nous en faire prendre conscience afin que nous puissions nous repentir. Le retour à l’état d’origine est une chimère : rien n’effacera les péchés commis quels qu’ils soient. Par exemple en matière d’écologie, rien n’effacera le mal que l’humain a fait et continue de faire à la création. Eventuellement, peut-être, pourrons nous partiellement réparer certaines conséquences, mais avant encore faudrait-il arrêter de vivre comme si nous étions des dieux sur la terre.

10- La pensée magique est une des caractéristiques de l’enfant humain. Jean Piaget l’appelait pensée pré-opératoire.

11- Avec un petit « a » quand il s’agit des autres humains, avec un grand « A » quand il s’agit de Dieu. Refuser l’une c’est refuser l’autre, cf. Matthieu 25,31-46.