Christianisme et Chrétienté
Pour discerner la différence entre christianisme et chrétienté, il est utile, même très brièvement, de jeter un œil sur l'histoire de l'Église.
Comment le christianisme a été phagocyté dans la chrétienté
Au premier siècle Jésus1 a initié un mouvement, ultra-minoritaire et exclusivement juif à ses débuts. Après lui, sous l'impulsion des apôtres dont on n'a finalement peu de traces historiques, mais aussi sous l'impulsion d'évangélistes de langue grecque (comme Etienne ou Philippe qu'on rencontre dans les Actes des apôtres), la doctrine chrétienne va atteindre les juifs de langue grecque puis les non-juifs. Contrairement à ce qu'on pense, le christianisme primitif n'est pas uni. Mais il n'est pas non plus désuni ! Après 30 ou 40 ans d'existence il est juste éparpillé en divers courants qui vont du judéo-christianisme palestinien légaliste (représenté par Jacques) au christianisme johannique (représenté par la figure du disciple que Jésus aimait, souvent identifié à Jean l'apôtre) en passant par le judéo-christianisme hellénistique libéral (représentés par Etienne puis Paul). Il y a donc une diversité de communautés, mais une seule Eglise. En 70, lors de ce qu'on appelle la première guerre des juifs, le temple de Jérusalem, c'est-à-dire le centre du monde pour les juifs, est détruit par les romains. Les juifs sont expulsés de Jérusalem. Le judaïsme doit se réorganiser : il va se recentrer sur ce qui lui reste : la Torah (la Loi). Ce recentrage entraine l'expulsion des chrétiens hors des synagogues : entre 70 et 100 la polémique est vive entre juifs non-chrétiens héritiers des pharisiens et les juifs chrétiens. Chassés, parfois-même persécutés, ces derniers vont alors se tourner vers les païens comme nous le raconte le livre des Actes : les villes d'Antioche, d’Éphèse, puis Rome et Alexandrie voient le nombre de chrétiens se multiplier. C'est dans ce contexte que s'élaborent entre 41 et 100 au plus tard les documents du Nouveau Testament.
En prenant de l'ampleur le christianisme doit faire face à des divergences doctrinales qui vont, paradoxalement, l'aider à se recentrer (même si ce n'est pas le seul facteur de regroupement). En effet au deuxième et troisième siècles, face au gnosticisme, au manichéisme, au marcionisme, puis à l'arianisme, qualifiés d'hérésies, émerge ce que les historiens appellent « la grande Église », bien que toujours illégale (religio illicita) et parfois persécutée (refusant le culte de l'empereur). Ce mouvement d'unification est déjà perceptible au premier siècle dans l'évangile de Jean (~ 90 ap. JC)2.
Les historiens ont qualifié le quatrième siècle de « tournant constantinien ». En effet l'empereur Constantin se convertit au christianisme en 312, et il proclame le christianisme comme religion de l'Etat3 (mais pas encore comme religion d'Etat). A partir de ce moment, les évêques (dont nous avons vu le pouvoir se renforcer dès le début du deuxième siècle) ne sont plus seulement des pasteurs (c'est-à-dire des bergers) pour le peuple de Dieu, ils deviennent des courtisans de l'empereur (il suffit de lire les écrits d'Eusèbe de Césarée pour s'en rendre compte, lui même était évêque de Césarée, et courtisan de Constantin).
L'empereur s’ingère dans les affaires de l'Église comme le montrera son influence sur le premier concile de Nicée en 325. A partir du quatrième siècle et pour près de mille an4, les évêques de Rome5 seront nommés par l'empereur (empereur romain puis empereur romain-germanique). En 380, l'empereur Théodose, petit fils de Constantin publie l’édit de Thessalonique qui stipule que « tous les peuples doivent se rallier à la foi transmise aux Romains par l’apôtre Pierre, celle que reconnaissent Damase et Pierre d'Alexandrie, c’est-à-dire la Sainte Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Le christianisme devient religion d'Etat, c'est à dire obligatoire. C'est la fin du tournant constantinien du 4e siècle. Il y a bien quelques personnalité pour résister, comme Ambroise de Milan (qui convertira Augustin d'Hippone entre autre), mais si l'on devait définir un moment, ce serait à partir de celui-là que le christianisme,grâce ou à cause du soutient politique, devient une civilisation, il devient « la chrétienté »6. Celle-ci va envahir l'Europe toute entière :
En Italie, en l'an 300 on compte six évêques. En l'an 400 ils sont cinquante.
En France, en 496 a lieu le baptême de Clovis. Mais ce n'est pas son baptême qui l'empêchera d'assassiner une bonne partie de sa propre famille pour asseoir son pouvoir. Pendant sa vie, il a tué de sa propre main au moins 10 rois ou fils de rois.
En Allemagne, Charlemagne utilise des arguments très convaincants pour convertir les peuples qu'il soumet militairement comme celui-ci : « Tout saxon non baptisé... sera mis à mort » (Capitulaire sur la saxe, 785).
En Angleterre, en l'an 601, Augustin de Cantorbéry qui lui avait demandé comment évangéliser les Angles7 reçoit cette réponse de Grégoire le Grand évêque de Rome :
« J’ai longtemps réfléchi au cas des Angles. Voici ma réponse : que l’on détruise le plus petit nombre possible de temples païens, mais qu’on détruise seulement leurs idoles, qu’on les asperge d’eau bénite, qu’on construise des autels et qu’on place des reliques dans les édifices afin que, si les temples sont de bonne construction, on change simplement leur affectation, qui était le culte des démons, pour qu’on y adore désormais le vrai Dieu. Ainsi, le peuple, voyant que ses lieux de culte ne sont pas détruits, oubliera ses erreurs et, ayant acquis la connaissance du vrai Dieu, viendra l’adorer sur les lieux mêmes où ses ancêtres se réunissaient. Et, comme ils avaient l’habitude de sacrifier un grand nombre de bœufs en l’honneur des démons, on ne doit rien changer à leurs coutumes des jours de fêtes : ainsi, à l’anniversaire de la dédicace ou aux fêtes des saints martyrs dont les reliques reposent dans l’église, qu’ils dressent des huttes légères de branchages autour de l’église comme ils faisaient autour des temples païens, et qu’ils célèbrent la fête par des banquets religieux. Les sacrifices d’animaux qu’ils faisaient autrefois aux démons, qu’ils deviennent une forme de louange à Dieu... »8.
Ce qu'on a appelé la christianisation ne s'est pas fait uniquement par la foi !9 Ainsi vers l'an 1000 peut-on dire que l'Europe Latine est totalement christianisée :
« tous ceux qui en font partie, parce-qu'ils ont été marqués du signe du baptême, parce qu'ils habitent ou qu'ils sont inhumés en des lieux abrités par la croix, et sous réserve qu'ils ne soient pas condamnés par l'autorité de l'Église, sont assurés d'entrer triomphalement dans la Jérusalem céleste, au jour final sous la conduite du pape et de l'empereur »10.
Au moyen-âge on n'exige pas des chrétiens qu'ils vivent dans la fidélité à l'Évangile, on attend simplement d'eux qu'ils se soumettent au pouvoir sociétal de l'Église. L'assurance tranquille d'une société soumise par la religion sera secouée par différentes volontés de réforme témoignant d'une conscience de l'imperfection du système : historiquement on observe par exemple au 8e et 9e siècles une tentative de réforme appelée Réforme Carolingienne11 ; de même au 11e et 12e avec la Réforme Grégorienne12. Malheureusement, pour réformer l'Église on utilise la théologie d'une mauvaise manière c'est à dire comme un instrument quasi juridique. Trois exemples fameux nous montrent de quelle manière :
- A cette époque on insiste sur la prédication du jugement par lequel sera pesé ce que les hommes auront fait de bien et de mal. La foi ne suffira plus, ni le baptême, ni la protection des saints, ni la prière des moines, il faudra encore à l'homme chrétien accumuler des mérites reconnus par l'Église, c'est à dire avoir obéit aux autorités spirituelles.
- Un autre pôle de croyance se développe : le purgatoire13 qui induit la multiplication des messes (payantes) dites à l'intention des défunts.
- On institue les indulgences monnayées.
Dès lors, certains chrétiens (Érasme étant le plus connu) dénoncent une multiplication des actes de dévotion qui fait perdre de vue les aspects essentiels du christianisme.
Ces interrogations conduiront au 16e siècle à ce que les historiens appellent la réformation (pour différencier des réformes, dont nous avons vu qu'elles n'ont pas mené à un rétablissement des valeurs de l'Évangile pour tous les « chrétiens »). Car à la fin du Moyen-Age, le clergé est sous pression : il doit être exemplaire face au reste des fidèles qui est de plus en plus considéré comme un christianisme de seconde zone14. La pression pour la sainteté génère chez les fidèles une inquiétude constante : vais-je y arriver ? Un certain nombre de voix (P. Valdo, J. Wycliff, J. Hus, J. Savonarole...) s'élèvent alors pour remettre en cause le système religieux qui propose aux croyants de gagner le paradis. Ces voix seront étouffées, souvent dans des bains de sang, jusqu'à ce qu'un certain moine, Martin Luther, dans un contexte historique favorable, puisse passer au travers de la répression. Melanchton, Zwingli, Calvin, Farel, et beaucoup d'autres vont donner très rapidement une assise théologique au protestantisme.
Mais si les réformateurs s'opposaient à l'Église Catholique ils s'opposaient aussi entre eux, ce qui aboutit à ce que les historiens appellent la confessionnalisation (formation d’une pluralité religieuse à partir de la Réforme). Ainsi chaque Etat devait avoir sa religion, et les protestants en arrivèrent parfois à se persécuter les uns les autres15. On observe très rapidement dans l'histoire du protestantisme un schisme permanent avec la multiplication des églises. Dans leur désir de changer les choses, les protestants n'ont pas compris qu'il ne servait à rien de vouloir christianiser la société, Ils voulurent faire la même chose que les Catholiques en pensant le faire mieux ! C'est là leur erreur : ils n'ont pas changé de modèle d'Église. Car Jésus n'est pas venu imposer une religion à la société, et encore moins le christianisme (Jésus était juif). Lorsqu'on est venu le chercher pour le faire roi, il se retira sur la montagne (Jean 6,15). Peu importe que l'Etat soit ou non chrétien. Le Christ est venu avec une radicale nouveauté en prêchant que ce qui compte c'est la relation de chaque homme (et non de la société) avec Dieu et son Église.
La réformation fut donc un facteur décisif qui engendra la reconfiguration du paysage religieux et politique de l'Europe, mais un autre événement qui n'est ni d'ordre religieux, ni d'ordre politique va bientôt aboutir à d'autres changements radicaux. Il s'agit de la montée en puissance progressive de la modernité dont nous avons déjà parlé en introduction. Si dans l'absolu de son principe la modernité s’accommode très bien de la foi, elle ne peut supporter la superstition malheureusement trop présente dans la pratique ecclésiale au siècle des Lumières. La tendance humaine à vouloir jeter le bébé avec l'eau du bain s'est vérifiée, et nombre d'intellectuels rejetèrent la foi en pensant rejeter la superstition. Et ils y furent encouragés par l'obscurantisme religieux qui s'opposait de toute sa force à la modernité.
L'Histoire est une discipline qui permet d'analyser les orientations de l'Église de manière d'autant plus objective16 qu'elle intègre la méthode critique issue de la pensée moderne. Et elle n'est pas la seule ; d'autres disciplines qui sont nées grâce à la modernité forment l'apparat des sciences humaines : Psychologie, Sociologie, Anthropologie, Economie... et fournissent des outils d'analyse qui s'appliquent à l'étude de l'Église.
Un seul exemple : en 1927, Freud écrivait que « La religion [c'est à dire pour Freud le judéo-christianisme] a rendu de grands services [sous entendu : maintenant elle est obsolète], elle a contribué à dompter les pulsions asociales. Mais en plusieurs millénaires pendant lesquels elle a dominé la société humaine, elle n’a pas réussi à rendre heureux la majorité des hommes »17. La simple constatation de l'évolution du nombre des pratiquants en Europe suffit à lui donner raison. Le constat est rude. Tous les efforts tentés pour réformer l'Église n'ont fait que la diviser en églises rivales. Les bonnes intentions ont souvent tourné en catastrophes spirituelles.
Peut-on élargir la forme de l'Évangile ?
Revenons à Alfred Loisy et son petit livre L’Évangile et l’Église (1902) Après sa phrase ambigüe dont nous avons parlé plus haut, il continue :
« [l’Église] est venue en élargissant la forme de l’Évangile, qui était impossible à garder telle quelle, dès que le ministère de Jésus eut été clos par la passion. Il n’est aucune institution sur la terre ni dans l’histoire des hommes dont on ne puisse contester la légitimité et la valeur, si l’on pose en principe que rien n’a droit d’être que dans son état originel. Ce principe est contraire à la loi de la vie, laquelle est un mouvement et un effort continuel d’adaptation à des conditions perpétuellement variables et nouvelles. Le christianisme n’a pas échappé à cette loi, et il ne faut pas le blâmer de s’y être soumis ».
Loisy avait compris que Jésus n'est pas venu établir une nouvelle religion, même s'il fallait que les choses s'organisent. Il voulait dire que si on ne peut pas revenir sur le passé, l'Église doit s'adapter à des conditions perpétuellement variables et nouvelles, et elle peut s'adapter car Jésus à travers son enseignement lui en a donné les moyens. Si Loisy fut excommunié le 7 mars 1908, c'est parce qu'il refusait le traditionalisme. C'est aussi une des (multiples) raisons pour lesquelles Jésus fut crucifié.
Mais Loisy pensait que l'Évangile ne pouvait pas être conservé tel que Jésus l'avait enseigné. Or l'Évangile en soi est d'une simplicité effroyable. Certains pensent même qu'il est tellement simple que ce n'est pas acceptable. L'apôtre Paul le résumait ainsi :
Je vous rappelle, frères, l’Evangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu, auquel vous restez attachés, et par lequel vous serez sauvés si vous le retenez tel que je vous l’ai annoncé ; autrement, vous auriez cru en vain. Je vous ai transmis en premier lieu ce que j’avais reçu moi-même : Christ est mort pour nos péchés, selon les Ecritures. Il a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour, selon les Ecritures. (1Corinthiens 15,1-4 – TOB)
Peut-on élargir cet Évangile ? Certes il faut ensuite expliquer ce que veut dire que Christ est mort pour nos péchés, car cela est incompréhensible en l'état pour des occidentaux modernes. Mais nous avons pu constater déjà combien Jésus était moderne avant l'heure ! S'il était conscient de la dépendance de l'Homme vis à vis de Dieu, il voulait libérer l'homme de la dépendance à la religion telle que nous l'avons définie précédemment18. On peut sans équivoque postuler que s'il voulait une Église qui continue ce qu'il avait commencé, il ne pouvait pas vouloir une religion, mais plutôt une Église, c'est à dire une Communauté, un Rassemblement qu'on peut qualifier aujourd'hui de laïque si ce terme, qui n'est pas facile à définir, intègre19 ces trois composantes que sont la liberté de conscience des individus, la non-discrimination de l'Etat vis-à-vis des individus et l'indépendance vis à vis de l'État. En réalité la formule « Jésus voulait une Église laïque » est historiquement anachronique, mais sociologiquement juste.
Bien sûr le Nouveau Testament ne nous laisse pas avec une formulation de l'Évangile dont nous ne saurions que faire. Il nous donne non seulement la prédication de Jésus telle qu'elle a été reçue par les premiers chrétiens, mais aussi des documents qui permettent de comprendre comment les premières générations ont mis en pratique cette prédication. Les évangiles eux-mêmes nous renseignent sur la foi des chrétiens quelques décennies après Jésus. En effet si comme nous le disent la plupart des exégètes, Marc est bien le premier évangile du point de vue chronologique, il ne fut pas écrit avant 65 après Jésus soient probablement 35 ans minimum après le kérygme (crucifixion et résurrection du Christ). Et les autres évangiles sont venus plus tard encore révélant entre les lignes la manière dont les communautés auxquelles ils étaient destinés vivaient l'Évangile après deux ou trois générations de christianisme.
Nous ne sommes donc pas sans guide pour construire l'Église. Ainsi, comprendre comme le fait Loisy que l'institution est nécessairement le prolongement du principe qui la fonde est une erreur car il ne prend pas assez en compte que l'institution peut déformer le message originel. Certes une tradition est incontournable dès lors qu'une communauté humaine s'établit. D'ailleurs l'Écriture elle-même nous rapporte les traditions des chrétiens du premier siècle. La question qui se pose alors, est celle de la fidélité de notre tradition aux principes de celle(s) des premiers chrétiens. Dès lors que la chrétienté a voulu se servir du christianisme comme support de son idéologie politique, elle a érigé la Tradition, avec un grand T, au rang d'égalité avec les Écritures20. Cela n'était utile que parce que, précisément, la Tradition était en contradiction avec la tradition originelle des écritures. La question de la fidélité de notre tradition ne se pose qu'au regard de sa compatibilité avec les traditions scripturaires21.
Comme le dit Karl Barth22 :
« Les vrais saints de Dieu peuvent assez souvent se présenter aux yeux du monde, et même du monde ecclésiastique, sous des aspects qui ne sont ni très attrayants, ni évidents, mais plutôt très contestables ».
Dans l'histoire du christianisme, de nombreux hommes, théologiens ou non, se sont élevés contre certaines traditions visiblement contraires aux écritures, certains avec succès (François d'Assise, Dominique Gunzman), mais le plus souvent ils firent plutôt face à la persécution et furent souvent réduits au silence (exemples que nous avons déjà cité : John Wyclif à Oxford au 14e ou Jan Hus à Prague début 15e, mais aussi au sein même du protestantisme : les anabaptistes au 16e ou encore Arminius et ses disciples au 17e). Il serait difficile de tous les énumérer ici, mais ils ont démontré par leur foi et parfois leur martyr que lorsque la tradition constitue en contradiction avec les principes de bases des Écritures (qu'on pourrait appeler la tradition originelle) il est nécessaire de lui résister afin de ne pas perdre le lien avec l'Évangile. Le rôle de l'Église n'est pas d'ajouter à la tradition, mais de s'assurer que sa ou plutôt ses traditions sont en conformité avec l'Écriture.
C'est pourquoi certains ont tentés non pas une réforme ni une réformation, mais une restauration du christianisme23