Pourquoi les églises se vident-elles ?
La question posée en titre de cette partie intrigue et intéresse nos contemporains. Il suffit pour s'en convaincre d'être attentif au nombre d'articles qui paraissent dans les journaux grand public sur le thème du déclin de l'église dans le monde et en particulier en Europe ou aux Etats-Unis. Régulièrement, la presse se fait écho des églises qui se vident depuis les années soixante. Bien évidemment cette tendance est liée à des phénomènes complexes dont on ne peut donner une explication simpliste. Tout comme l'Église du premier siècle avait bien compris qu'on ne répond pas aux problèmes spirituels du monde par des formules ou en invoquant une tradition (cf Paul aux Galates 2,6) mais par une stratégie et une organisation (Galates 2,8-10) qui résultent de l'analyse d'un besoin (Galates 2,14), nous aussi nous devons analyser la situation de l'Église d'hier et d'aujourd'hui afin d'établir une stratégie permettant de construire celle qui demain répondra aux besoins spirituels du monde. Précisons d'emblée qu'un tel travail potentiellement valable pour demain ne le sera probablement pas pour après-demain. Il sera à refaire par chaque génération de chrétiens. La formule d'Augustin d'Hippone ne devrait jamais être oubliée : Ecclesia semper reformanda est, l'Église doit toujours être en train de se réformer.
Quelles sont donc les raisons les plus évidentes qui pourraient expliquer la vidange1 des églises lors des cinquante dernières années ? Nous pouvons les classer en six catégories (non exhaustives) :
Raisons sociologiques
Le passage à la modernité a entrainé des changements de perception sur le rôle de l’Église dans la société. Jusqu'au moyen-âge en Europe l’Église avait dans la société un rôle central qui avec l'avènement de la modernité fut de plus en plus « concurrencé » : c'est ce que les sociologues appellent la concurrence séculière. Les exemples de cette concurrence de plus en plus intense entre l’Église et le monde sont faciles à trouver dans de multiples domaines dans lesquels autrefois l’Église a joué un grand rôle, voire un rôle monopolistique :
- En matière de santé, les guérisons que l’Église pouvait faire espérer aux malades ne concernent plus que les cas que la médecine ne sait pas (ou pas encore) soigner. Pour le reste, on va en général d'abord voir le médecin avant l'homme de Dieu. Il fut une époque où il n'en n'était pas ainsi et dans certaines régions du monde où la santé n'est pas un bien accessible facilement, les églises qui proposent des guérisons miraculeuses sont plus prospères.
- De la même manière on ne va plus voir l'exorciste lorsqu'on pense que quelqu'un a un démon, on va voir le psychologue ou le psychiatre.
- Le psychothérapeute moderne ou les coachs en tout genre remplacent d'une certaine manière les directeurs de conscience dans leur rôle pastoral. Ces derniers existent toujours, mais la société dans son ensemble ne les reconnaît plus vraiment comme indispensables.
- Là ou la solidarité communautaire jouait un rôle sécurisant, elle a été remplacée par des systèmes de protection sociale, d'assurance ou de mutuelles. La solidarité reste marginalement utile et existe heureusement toujours, mais elle n'est pas le premier recours. Elle paraît même humiliante quand on en a besoin, surtout dans nos sociétés occidentales.
- L'appartenance sociale est maintenant définie de manière moins restrictive. Etre mis au ban de l'Église était jusqu'à une certaine époque une catastrophe sociale. Les exclus étaient considérés comme des parias privés d'état civil ou de justice. Aujourd'hui on trouve son bien-être relationnel un peu partout : dans les clubs, les associations, les organisations humanitaires, etc. Et, fort heureusement, la société n'exclut plus les hérétiques …
Cette concurrence séculière doit être mise en parallèle avec l'accroissement du « bien-être » matériel. Petit à petit la société séculière a produit des biens de consommation qui ont supplanté ceux que produisait la religion. Les pays riches ont permis à leurs ressortissants d’accéder à des progrès techniques qui ont augmenté considérablement leur confort de vie. La nourriture, la santé, l'éducation, les divertissements, sont devenus accessibles par le progrès technique alors que tout cela n'était à une époque qu'un espoir qu'on allait chercher auprès de la religion. Finalement, pourquoi chercher Dieu quand on a le sentiment de ne manquer de rien ? Le Nouveau Testament, écrit en grec, désigne les riches par un mot qui a donné « plein » ou « rempli » en français. Celui qui est plein n'a pas besoin qu'on le remplisse.
Les plus conservateurs des lecteurs objecteront que Dieu est toujours capable de faire des miracles et que les guérisons existent toujours. Si nous nous plaçons en situation de modernité, nous pouvons accepter la première proposition, mais beaucoup plus difficilement la deuxième. Pourquoi ? Parce que si c'était le cas, les guérisons seraient beaucoup plus nombreuses et spectaculaires que ce que nous observons réellement. La plupart des guérisons opérées dans des églises de type charismatique par exemple concernent des maladies dont le diagnostic est très subjectif. Et le plus souvent, ceux qui parlent de guérisons miraculeuses spectaculaires de cancer ou de cécité par exemple ne font que rapporter des faits qu'ils n'ont pas vus ou vérifiés eux-mêmes. Sans parler des nombreux cas de supercheries observés ces dernières décennies qui ont produit plus de Dollars que de guérisons. Soyons honnêtes, ce que nous appelons miracle aujourd'hui est plus un phénomène d'interprétation : nous avons envie de voir des miracles pour conforter notre foi, et cette envie nous pousse à interpréter certains faits comme miraculeux, mais bien souvent ces faits n'ont rien à voir avec les guérisons que Jésus opérait selon les évangiles. Serait-ce que les croyants manquent de foi ? Non seulement il est facile d'incriminer le niveau foi des croyants puisqu'il est impossible de le mesurer, mais il est dangereux de raisonner ainsi car alors il faudrait en conclure que Dieu accorde des résultats matériels plus ou moins grands en fonction d'une croyance spirituelle sans se soucier du réel besoin des hommes. A travers la passion de Jésus, Dieu a déjà démontré que son amour ne fait pas distinction de personnes (Jean 3,16 ; 1Corinthiens 1,24) et que la foi n'a pas pour but de produire des effets matériellement spectaculaires mais une relation spirituelle avec Dieu.
Une dernière question doit alors être posée, comment se fait-il que nous ne puissions observer des miracles de même nature aujourd'hui que ceux décrits dans les évangiles ou les Actes des apôtres ? Deux solutions sont possibles : la première consiste à considérer que les miracles du Nouveau Testament sont des affabulations qui ne servent qu'à enjoliver le texte pour le rendre plus merveilleux aux yeux des lecteurs de l'époque à laquelle il a été écrit ; la deuxième consiste à penser que ces miracles ont bien été réalisés mais qu'ils avaient pour but de confirmer l'Évangile comme le suggère la conclusion longue de l'évangile de Marc : Et ils s'en allèrent prêcher partout. Le Seigneur travaillait avec eux et confirmait la parole par les signes qui l'accompagnaient (Marc 16,20 – NBS), les écrits du Nouveau Testament étant petit à petit élaborés et circulant dans les églises, jusqu'à la formation d'un canon2, les miracles n’avaient plus lieu d'être, puisque c'est l'écriture qui sert de témoignage et non plus le miracle. Mais avant de crier au scandale même devant l'attitude qui consisterait à « démythologiser » la Bible, (cette attitude est certes légitime mais ne peut pas être dogmatisée car si Dieu existe il est fort capable de réaliser de tels miracles), reposons le principe du sens de l'écriture : ce qui est important n'est pas le texte mais ce dont il parle ; ainsi ce qui est important n'est pas de savoir si le miracle a eu lieu, mais ce qu'il signifie (c'est d'ailleurs la raison pour laquelle l'évangéliste Jean ne parle pas de miracles3, mais de signes4). Celui qui s'émerveille devant un miracle et s'en arrête à cet émerveillement n'a pas saisi le sens du miracle.
Ainsi il est clair qu'aujourd'hui le miracle ne fait plus recette, et les églises qui proclament en faire ne font qu'éloigner les hommes modernes non seulement de leurs églises mais aussi de l'Église en général.
Raisons éthiques
Comme pour beaucoup des concepts que nous utilisons dans le cadre cette réflexion, tentons (extrêmement) brièvement de définir l'éthique : elle a pour objectif de réfléchir sur le bien-fondé de la morale. Cette dernière se situe à un niveau plus pratique et consiste à « proposer des règles de comportement, des règles de morale sociale, qui assurent le bon fonctionnement de la société et des relations entre les individus »5.
Avec la modernité, la conscience morale a pris un tournant, en se dissociant peu à peu de l'éthique théologique qui prédominait surtout après les travaux de Thomas d'Aquin qui avait christianisé la pensée éthique d'Aristote. Dans ce domaine proche de la philosophie, c'est Imannuel Kant qui a permis de libérer définitivement les esprits de la pensée métaphysique : il rend possible une morale en dehors de la pensée de Dieu ou en dehors de la recherche du bonheur. En ce sens il apporte une réponse positive à la question : est-il possible d'agir moralement en dehors de toute considération théologique, c'est à dire de manière autonome6 ? Nombreux étaient (et sont encore) ceux qui craignaient que la société occidentale s'effondre faute de racine pour la conscience morale si la chrétienté venait à ne plus être sa norme organisatrice. Kant permet définitivement à l'esprit humain de se dissocier de la pensée chrétienne institutionnelle en matière d'éthique.
Dans de nombreux domaines, les lois humaines, qui sont la manifestation sociétale concrète de la morale, ont progressé dans le sens d'une plus grande tolérance puis d'une plus grande égalité entre les humains. Même si les principes pratiques de notre morale sociétale actuelle découlent aujourd'hui des principes judéo-chrétiens7 doublés d'une forte influence du droit romain, l'éthique moderne tend à libérer l'homme de toute influence divine en proclamant que les principes moraux ne proviennent pas d'une révélation mais de la raison humaine, c'est à dire de l'homme lui-même qui ainsi peut auto-proclamer qu'il se définit lui-même. Les principes sont les mêmes, mais leur source est différente.
La déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 est à ce titre un exemple parfait de continuité morale dans un retournement éthique : la règle reste sensiblement la même mais ce n'est plus « Dieu » qui la dicte mais « le peuple » à travers ses représentants ; le principe reste le même mais son origine change, et « dès lors l'inversion théorique déroule ses conséquences »8 : l'homme prend conscience de son autonomie et les « déviances » se font de plus en plus nombreuses et de plus en plus importantes. Au départ il semble que peu a changé, mais quelques générations plus tard, le petit angle crée une grande distance.
Dès lors, a quoi sert-il d'être chrétien ? Surtout quand cela consiste à respecter des règles sans véritablement connaître leur motivation. Après avoir appris des comportements dont on nous avait dit qu'ils venaient de la volonté du Dieu tout puissant sans nous expliquer que c'est l'amour du Tout-Puissant qui en était l'origine et que c'est l'amour pour le tout puissant qui aurait dû motiver leur mise en application, comment ne pas vouloir une révolution ? La pression morale, sans réelle spiritualité, du monde religieux et féodal sur la société commune, conduit à vouloir se libérer du Dieu qui se disait libérateur.
Raisons religieuses
La forme de la religion elle-même n'attire plus. Parce qu'elle était en contradiction avec ses principes fondateurs, la grande Église a été contestée par des réformateurs (même avant la réformation du 16ème siècle), puis à l'avènement de la modernité elle est remise en cause jusque dans son utilité même : à quoi servent les traditions et les rites qui en sont issus ? Ils ont peut-être une utilité psychologique et/ou sociale, mais celle-ci peut-être trouvée ailleurs, notamment dans des rites civils. Ceux-ci se multiplient : baptême civil, mariage civil, enterrement civil. Encore peu connue, la pratique « civile » augmente.
L'engagement dans la société lui-même se sécularise, et ce qui relevait autrefois du religieux se trouve concurrencé de manière indirecte. Là où il y avait (et il y a toujours) le Secours Catholique il y a aussi un Secours Populaire. Chacun a le choix de l'institution dans laquelle il veut être bénévole, l'une religieuse l'autre non, même s'il faut reconnaître que souvent, de telles œuvres caritatives ont tendance à se séculariser lorsqu'elles ont une origine religieuse pour de nombreuses raisons, dont certaines sont justement liées au fait que le nombre des croyants diminue.
Nous aurions pu placer cet argument dans les raisons sociologiques, mais il a sa place également ici dans le sens où se créent des religions parallèles qui permettent une certaine communion sociale et émotionnelle qui n'a pas de lien avec les questions existentielles mais qui en donne vaguement la sensation : pour communier avec notre compatriote on peut se retrouver au stade de football pour encourager l'équipe locale ou l'équipe nationale. Du pain et des jeux pour remplacer la religion, c'est astucieux car ça a le goût de la communion sans en avoir les contraintes et surtout en étant bien plus « fun » comme disent les jeunes. D'autres formes d'engagement existent aussi, comme fonder une famille, participer à des actions humanitaires, investir sa vie professionnelle parfois au service des autres... Si jamais aucune de ces activités ne peut remplacer l'intensité que demande l'engagement dans l'église9, celles-ci satisfont à notre psychologie qui a besoin de trouver du sens à notre vie.
Raisons historiques
Le comportement de l'Église lors de son histoire joue un grand rôle sur la perception qu'ont les hommes et femmes modernes de la religion. Nous ne rappellerons pas ici tous les errements de l'Église qui pour accroitre son influence sur le monde employa des méthodes en contradiction avec son message fondateur. Il est bien évident que le christianisme ne peut éviter de répondre à sa mission, mais les principes révolutionnaires que le Christ a donné à l’Église ont peu d'autres points communs avec ce que les prétendu chrétiens ont pratiqué depuis le cinquième siècle jusque vers la moitié du vingtième siècle. On pourra justifier ces manquements par des questions culturelles mais de tout temps des voix se sont faites entendre pour protester et tenter au péril de leur vie, soit de réformer soit de restaurer l'Église sans succès jusqu'à ce que Martin Luther bénéficie d'une conjoncture favorable.
Le césaropapisme, c'est-à-dire la soumission de l'Église à l'Etat, avait donné de mauvaises habitudes à l'Église en lui montrant les « bénéfices » de l'emploi de la force dans la promotion du christianisme. A la fin du premier millénaire, ou au début du deuxième, la puissance du Pape lui permet de se libérer petit à petit de la soumission aux dirigeants temporels, d'abord en en devenant un, mais aussi en utilisant le pouvoir de la superstition plus que celui de la spiritualité. L'époque de la théocratie, c'est-à-dire celle de la suprématie du pouvoir « spirituel » sur le pouvoir temporel, n'eut malheureusement rien à envier à celle du césaropapisme en terme de reniement des valeurs spirituelles initiales de l’Église qui revendiquait alors pour elle (et surtout pour le Pape) une suprématie absolue sur le monde « chrétien » (qu'elle n'a jamais pu réaliser complètement, mais qui était une volonté forte).
Les divisions à l'intérieur même de l'Église10 empêchèrent probablement cet idéal théocratique d'aboutir et créèrent les conditions du déclin de la Papauté, avant même l'arrivée de la modernité qui devait achever le travail de dévalorisation du christianisme. En effet au 17ème siècle se dessine une « ligne de rupture dans la culture européenne »11 car l'esprit moderne commence alors à s'affirmer dans les milieux scientifiques et intellectuels tandis que la pensée médiévale continue d'influencer la grande majorité des masses populaires. Forte de cette influence, les églises (qu'elles soient catholiques ou réformées) détentrices de la vérité se sentent menacées et vont rejeter ouvertement et officiellement la modernité au motif que les théories scientifiques modernes contredisent les Ecritures. Cela amène à deux remarques importantes :
- d'abord les théories scientifiques ne contredisent qu'une interprétation particulière des Ecritures qui certes a prévalu pendant des siècles (depuis Thomas d'Aquin et son introduction de la pensée Aristotélicienne dans la théologie médiévale) mais qui n'en reste pas moins une interprétation.
- ensuite il s'agit de se demander avec Galilée12 :
« une opinion peut-elle donc être hérétique alors qu’elle ne concerne en rien le salut des âmes ? Ou pourra-t-on dire que le Saint-Esprit a voulu ne pas nous enseigner quelque chose qui touche directement à notre salut ? Je dirais ici pour ma part ce que j’ai entendu venant d’un ecclésiastique de très haut rang, que l’intention du Saint-Esprit est de nous enseigner comment on va au ciel, et non comment va le ciel ».
Aujourd'hui libérés d'une autorité ecclésiastique presque totalitaire, les hommes modernes ne pardonnent pas à l'Église d'avoir agi selon l'esprit du monde et de n'avoir pas été fidèle à ses principes fondateurs. Les historiens ont beau jeu de dire que les homme d'église n'ont cessé d'être des hommes et qu'ils n'ont fait qu'appliquer des méthodes humaines pour administrer l’Église, c'est justement ce qu'on leur reproche : être chrétien ne signifie-t-il pas être différent du monde ? Si l’Église est comme le monde à quoi sert-elle ? Malheureusement le message donné au monde par l'attitude de l’Église dans l'histoire est celui-ci : être chrétien ne fait aucune différence visible. Pas étonnant que les hommes une fois libérés de l'emprise de la chrétienté ne fuient les églises qui ne leur apportent rien.
Raisons philosophiques
L’œuvre philosophique d'Immanuel Kant signe la fin de l'hégémonie de la théologie sur la philosophie. En effet en tentant de répondre à la question « Que puis-je savoir ? » il interroge, par la raison, les limites de la connaissance humaine et prétend définir jusqu'où la raison humaine peut légitimement s'aventurer pour connaître le monde dans lequel nous vivons. Kant n'élimine pas la pensée de Dieu car il comprend que l'homme ne peut éviter cette pensée. Mais pour lui, Dieu ne peut être un objet de connaissance au sens raisonnable du terme : selon Kant la pensée de Dieu est rationnelle, mais n'est pas raisonnable13. Elle est rationnelle parce que tout ce que nous connaissons en ce monde est fini (limité) et que toute connaissance finie ne peut qu'avoir une origine dans l'infini. Mais elle n'est pas raisonnable parce qu'elle est au-delà des capacités de connaissance naturelle de l'homme.
Cette incertitude sur Dieu que Kant détermine, libère l'homme de la pensée théologique prédominante jusque là : avec (ou à cause de) lui, on peut penser le monde sans Dieu. L'athéisme s'en arrête là et en déduit que Dieu n'existe pas. De nombreux philosophes (Nietzsche, Heidegger, Comte, et beaucoup d'autres …) prendrons la suite de Kant pour explorer ce que peut trouver la raison dégagée de la métaphysique. Mais ils oublient que s'il est éventuellement possible de décrire le monde sans Dieu (rappelez vous ce que disait Laplace) il est impossible de ne pas penser Dieu car l'homme sait bien qu'il dépend d'autre chose que de lui-même.
C'est là que réside l'ambiguïté dans la pensée kantienne. Car il enseignait que ce que nous percevons du monde autour de nous grâce à nos sens est mis en forme par notre esprit : ce que nous connaissons du monde, ce que nous expérimentons n'est pas seulement ce que le monde est, car notre sensibilité transforme la réalité brute en une réalité sensible. Pour Kant, il n'y a donc pas réellement d'information dans le monde, rien a y découvrir sinon nous-mêmes et la manière dont nous transformons la réalité. Or le postulat contraire pourrait tout à fait être vrai : par l'expérience que nous avons du monde nous pouvons, à condition de connaître les méthodes permettant d'éviter les biais liés à nos sens (ce qu'on appelle la méthode expérimentale), connaître la réalité du monde ce qui voudrait dire qu'au contraire le monde est rempli d'information que nous avons à découvrir et surtout dont nous souhaitons connaître l'auteur.
Il y a ici une antinomie, c'est à dire une opposition entre deux possibilités qui peuvent pourtant chacune être démontrée comme juste. Avant de se demander comment choisir entre ces deux propositions, remarquons que la première qui consiste à considérer que c'est le sujet observant qui informe14 la réalité à travers l'expérience sensible, permet l'athéisme, mais n'exclut pas la possibilité de l'existence de Dieu, car dans ce cas Dieu n'est ni démontrable ni indémontrable. Cependant la seconde interdit l'athéisme, car elle postule de fait que le monde est informé, que cette information est accessible, et que si tel est le cas, cette information du monde vient d'un autre qui ne peut être le sujet observant : la connaissance de Dieu devient alors possible par la métaphysique (que Kant, parce qu'il avait choisi la première solution, ne considérait pas comme une méthode valable pour aller au delà du raisonnable).
Après Kant le champ des libertés est plus large pour choisir si nous voulons nous contenter de ce monde ou si nous voulons tout de même aller chercher Dieu. Nous pouvons nous en réjouir, mais la difficulté devient plus grande. Cette liberté qui auparavant n'existait pas, ni socialement, ni philosophiquement, entraîne nécessairement que de nombreuses personnes, même parmi les plus brillantes, ferons le choix de nier Dieu, choix légitime, et qui est même déjà pensé dans les Ecritures car Dieu est un Dieu qui se cache (Esaïe 45,15). Il y a donc un choix à faire si l'on ne veut pas rester agnostique ce qui serait une solution de facilité mais aussi un cul-de-sac intellectuel et spirituel. Or les auteurs bibliques nous enseignent comment faire ce choix : contrairement aux philosophes post-kantiens comme Kierkegaard qui nous enseigne que la foi est une sorte de saut dans l'inconnaissable, l'improuvable15, les auteurs bibliques parlent de la foi dans la révélation de Dieu. Pour eux, l'existence de Dieu n'est pas un problème, car elle peut être déduite de l'existence du monde et peut donc être une certitude. Pour les philosophes post-kantiens, la foi porte sur l'existence de Dieu, elle est incertaine comme un pari, et nous pousse à la crainte et au tremblement devant l'incertitude qu'elle contient. Pour les auteurs bibliques, la foi porte sur la confiance que l'on peut accorder à Dieu suite à sa révélation en Jésus-Christ.
Si la modernité n'empêche nullement de croire en Dieu, celle-ci permet aussi une porte de sortie intellectuellement valable pour ceux qui refusent l'existence de Dieu. Mais à cause du dégout que tout un chacun pouvait avoir de la religion, on a fait croire à tout le monde qu'on pouvait se contenter d'un tel état de fait, qu'il n'y avait plus qu'à choisir et que si la chrétienté n'avait pas réussi à rendre le hommes heureux, le choix s'imposait. Or ce qui est éventuellement valable au plan intellectuel ne l'est pas au plan existentiel16. Ainsi, dans la philosophie aussi, il y a une cause de la désertion des églises.
Raisons psychologiques
La modernité, et plus encore la post-modernité, ont pour conséquence le désir d'émancipation. Ce désir naît dans une société dont le but n'est plus de survivre en respectant son devoir, mais de s'épanouir en usant de ses droits. Le schéma paternaliste déjà mis à mal par Jésus puis ensuite par Paul est-il encore possible dans l'église à l'époque moderne alors que la grande majorité des individus formant la société, femmes comprises, sont largement éduqués ? La paternalisation des croyants dans les églises peut-être une solution temporaire ou partielle acceptable lorsqu'une communauté est très jeune (avec une majorité de jeunes convertis). Mais elle ne peut pas concerner toute la communauté, ni être un schéma durable. Certes les brebis ont besoin de bergers, mais dans l'esprit de Matthieu 9,36 il ne s'agit pas de leur donner des maîtres (Matthieu 20,25-28). La paternalisation qui est un état de fait quand s'opère la distinction entre clercs et laïcs, instaure comme en négatif l'infantilisation de la communauté. De cela, Jésus n'a jamais voulu. C'est donc à bon droit qu'elle est critiquée ou rejetée, et qu'elle fait fuir des individus psychologiquement équilibrés au prétexte que la religion ainsi perçue n'est qu'une béquille pour les faibles.
Conclusion
Les arguments semblent nombreux pour reléguer le christianisme aux oubliettes d'une histoire révolue. Mais ces arguments sont souvent des trompes-l'oeil qui après un examen un peu plus approfondi se révèlent insuffisants, si on les applique au vrai christianisme. En effet la première erreur commune, entretenue de manière hypocrite par de nombreux intellectuels, consiste à assimiler la religion et le Dieu de la religion. Il est ainsi facile d'utiliser de manière synonyme religion et Dieu, alors que la première n'est que la manifestation de la pensée humaine (imparfaite et finie) sur le second (parfait et infini).
Nous avons vu que sociologiquement, la modernité introduisait une concurrence séculière (non religieuse) à plusieurs domaines que la religion a longtemps cherché à conserver sous son contrôle afin de mieux garder en dépendance les fidèles (même si cela fut probablement le plus souvent une attitude inconsciente). Si la religion chrétienne qu'en Europe nous pouvons assimiler aux églises institutionnelles, s'était contentée de rester dans son domaine, c'est à dire aider les chrétiens à grandir en spiritualité (ce qu'on appelle parfois la sanctification – encore un concept souvent mal compris17), alors elle n'aurait pas perdu en crédibilité dans son domaine propre en s'accrochant maladroitement aux domaines qui ne la concernait pas.
Pendant des siècles l'Église s'est trop occupée de choses temporelles. Le problème n'est d'ailleurs pas seulement dans le temporel (il faut bien vivre !) il se trouve plutôt dans la manière dont elle l'a fait : elle a utilisé les méthodes du monde sans chercher premièrement le royaume des cieux, c'est à dire sans chercher à être absolument intègre vis à vis de son message fondateur qu'est l'Évangile. Certes il n'était pas complètement oublié, car on ne peut occulter tous les bienfaits de la religion, mais on peut douter de la primauté qui lui a été donné quand on se penche sur de nombreux faits historiques18. « Il s'agirait de pouvoir penser sans trop de difficulté que l'on pourrait désobéir à l'Évangile par l'intention même, ou la prétention, de lui obéir »19. Pour assurer la victoire de l'Église dans le monde, l'église a désobéi à l'Évangile. Et la victoire promise s'est transformée en défaite.
Par ailleurs, dans le domaine éthique la religion se croyait toute puissante pensant jusqu'à l'avènement de la modernité qu'elle était garante de la morale et que sans elle celle-ci s'effondrerait entrainant dans le chaos la société toute entière. Dans ce domaine là aussi elle perdu sa crédibilité car la société séculière sait très bien s'adapter sans avoir besoin que la religion lui dicte sa morale.
La modernité a également introduit une concurrence philosophique à la pensée de l'Église. Une concurrence telle que de nombreux chrétiens ont adopté une philosophie incompatible avec la pensée biblique. Ils tentent de concilier l'inconciliable et ne savent même plus ce qu'est la foi. La philosophie a supplanté la théologie. Ce n'est pas un mal en soi, mais démontre que les choix intellectuels possibles à l'homme sont beaucoup plus larges aujourd'hui qu'ils ne l'étaient hier. En perdant leur crédibilité les églises ne parviennent plus à faire entendre les réponses que donne l'Évangile aux questions existentielles de l'être humain. Pourtant le séjour des morts ne prévaut pas contre l'Église. l'Église est en ruine, mais l'est-elle à jamais ? Il s'agit en réalité de ne pas regretter la chrétienté au sens de civilisation. La chrétienté appartient à l'histoire. Sociologiquement, historiquement, philosophiquement, la chrétienté est dépassée. Mais le christianisme ne l'est pas. Bien au contraire, plus la chrétienté se meurt, plus le christianisme peut vivre. Devenus minoritaires en nombre et en influence, ceux qui se disent chrétiens doivent repenser leur relation au monde mais cette situation leur donne beaucoup plus de liberté dans leur relation à Dieu : le choix de suivre Jésus-Christ peut plus facilement être désintéressé et le baptême n'est plus une entrée nécessaire en société, mais un engagement personnel réel. Alors quel christianisme pour le 21e siècle ? Revenons à la source, revenons à l'Évangile.
Notes
1 Je reprends ici une formulation pertinente de Pierre-André Stucki dans les ruines de la chrétienté, visite guidée.
2 La complexité de l'histoire du Canon rendrait son exposé trop long, et ne peut être détaillée ici. Pour un exposé accessible et sérieux, voir : Jean-Daniel Kaestly, « Histoire du canon du Nouveau testament », dans : Daniel Marguerat (Ed), Introduction au Nouveau Testament, Son histoire, son écriture, sa théologie, Coll. Le Monde de la Bible, Labor et Fides, 20084, p.482-506
3 Grec δύναμις (prononcer dunamis)
4 Grec σημεῖον (prononcer sèméione)
5 Eric Fuchs, Comment faire pour bien faire ?, Genève, Labor et Fides, 1995, p.19
6 Autonome veut dire littéralement, « capable de créer sa propre loi ».
7 Il ne faut pas oublier que la chrétienté (qu'il faut différencier du christianisme), malgré son insuffisance biblique, a su apporter à l'humanité un certain nombre d'avancées sociales indéniables tels que les hôpitaux, les orphelinats et autres œuvres de bienfaisance multiples.
8 Pierre-André Stucki, Les ruines de la chrétienté, visite guidée, Genève, Labor et Fides, 2013, p.40
9 De manière interessante nous pouvons nous interroger en tant que chrétien pour discerner s'il y a quelque chose ou quelqu'un envers quoi ou qui je suis engagé de manière plus forte qu'envers le Christ.
10 Dont les grandes manifestations historiques sont : la papauté en Avignon (1309 à 1377), le Grand Schisme (1378 à 1417 avec jusqu'à 3 papes), le conciliarisme ( mouvement initié après le concile de Constance en 1415 et qui voulait que le Pape soit soumis à l'autorité des conciles), les crises du Gallicanisme (volonté de l'Église en France de gagner en autonomie) et surtout de l'Anglicanisme
11 François Laplanche, Les églises et la culture au XVIe siècle, dans André Vauchez et al., Histoire du christianisme des origines à nos jours, tomme 9 ; p.931
12 Galilée à Christine de Lorraine, grande-duchesse de Toscane, 1615
tiré de : CLAVELIN, Maurice, Galilée copernicien. Le premier combat (1610-1616), Paris, Albin Michel, 2004 p.426s
13 C'est ce que développe par exemple Søren Kierkegaard dans Crainte et Tremblement en 1843.
14 Ici le verbe informer veut dire donner forme, c'est-à-dire être à l'origine de ce qu'on comprend de la réalité.
15 Il écrivait à la toute fin du chapitre intitulé Effusion Préliminaire de Crainte et Tremblement : « la foi commence précisément là où s'arrête la pensée ».
16 Le même Søren Kierkegaard [Crainte et Tremblement, trad. Charles Le Blanc, Payot & Rivages, Paris, 2000] écrivait « Si l'homme n'avait point de conscience éternelle, si au fond de toutes choses il n'y avait qu'une puissance sauvage et bouillonnante qui tout produit, le grand et le futile, dans le tourbillon de passions obscures ; si sous toutes choses se cachait un vide sans fond que rien ne peut combler, que serait alors la vie sinon la désespérance ? ».
17 Cf Pierre-André Stucki, Les ruines de la chrétienté, Visite guidée, Labor et Fides, 2012, p48-50
18 Pour mieux saisir les bons et les mauvais côtés de l'action de la chrétienté dans l'histoire, on peut lire le livre déjà ancien, mais toujours pertinent de Jean DELUMEAU, Un christianisme pour demain. Guetter l’aurore. Le christianisme va-t-il mourir ?, Paris, Hachette, 2003.
19 Pierre-André Stucki, Les ruines de la chrétienté, visite guidée, Genève, Labor et Fides, 2013, p.53