La quête du Jésus historique est-elle utile ?

Personne de sérieux ne doute de l'existence de Jésus. Jésus est bel et bien un personnage historique qui a vécu en Galilée et en Judée au premier siècle de notre ère. On peut tenter de reconstituer une histoire de Jésus, au sens moderne du mot Histoire1. Beaucoup s'y sont essayés et on passé parfois leur vie à vouloir différencier le Jésus de l'Histoire et le Jésus de la Foi. Mais Albert Schweitzer, le médecin théologien, démontra au début du 20ème siècle, qu'il est extrêmement difficile, voire impossible d'être objectif dans une telle entreprise. Car lorsqu'on veut différencier ce qui dans les évangiles2, relève du dogme de ce qui relève de l’histoire, on a tendance à remplacer le dogme chrétien par l'idéologie de l'historien.

Certes les évangiles ne sont pas des livres d'histoire. Ils sont d'abord et avant tout une prédication. Même l'évangéliste Luc le reconnaît :

Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des faits qui se sont accomplis parmi nous, tels que nous les ont transmis ceux qui, dès le commencement, en ont été les témoins oculaires et sont devenus serviteurs de la Parole, il m'a semblé bon, à moi aussi, après m'être informé exactement de tout depuis les origines, de te l'exposer par écrit d'une manière suivie, très excellent Théophile, afin que tu connaisses la certitude des enseignements que tu as reçus.
(Luc 1,1-4)

Luc ne sépare pas ce qui relève du fait de ce qui relève de l'enseignement. Les informations qu'il donne dans son récit proviennent de ce qu'ont transmis (pas forcément à lui directement) les témoins oculaires. Mais il s'agit de témoins qui sont devenus serviteurs de la Parole. Ce qu'ils transmettent sont donc des faits interprétés à la lumière de la foi. Mais ce n'est pas un obstacle à l'objectif de Luc qui est la certitude de la foi de son lecteur, et non pas une information historique critique. Luc était historien au sens antique du terme, comme Hérodote, Flavius Josephe ou Tacite. Mais il n'était pas un historien selon le sens moderne.

Si on veut faire de l'histoire aujourd'hui on peut utiliser les évangiles comme source en les passant à la moulinette de la méthode critique. Mais comme le disait Rudolf Bultmann3, reconstruire une histoire critique de Jésus n'a rien de nécessaire, car en supprimant la prédication associée aux évènements4 que rapportent les évangiles on se retrouve avec un histoire banale d'un agitateur crucifié par les romains et le message, c'est à dire le plus important, est alors perdu.

Or ce message c'est précisément ce qui intéresse les évangélistes :

Jésus a encore produit, devant ses disciples, beaucoup d'autres signes qui ne sont pas écrits dans ce livre. Mais ceux-ci sont écrits pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et que, par cette foi, vous ayez la vie en son nom.
(Jean 20,31-31).

L'évangile de Jean laisse volontairement de côté des événements de la vie de Jésus qu'il juge non pertinents. S'il avait été historien, il n'aurait pas agit de cette manière. Mais ce qui intéresse l'auteur c'est ce qui chez Jésus porte un message théologique.

Dietrich Bonhoeffer5 a bien exprimé cela dans son cours de Christologie de 1933 : « Comment peut-on connaître la personne du Christ autrement qu'à partir de son œuvre ? Cette objection contient l'erreur la plus profonde. (…) le Fils est entré dans la chair, (…) il veut faire son œuvre incognito dans l'ambiguïté de l'histoire. C'est dans cet incognito qu'est fondé la double impossibilité de connaître la personne de Jésus à partir de son œuvre ; d'une part parce qu'il est généralement impossible pour l'homme de conclure de l’œuvre à la personne, et d'autre part parce que Jésus est Dieu et qu'une conclusion directe de l'histoire à Dieu n'est jamais possible »6.

Cela ne veut pas dire que l'histoire de Jésus n'a pas d'intérêt. Au contraire, puisque les auteurs chrétiens se réfèrent constamment à des événements réels de sa vie. Bien évidemment, on ne peut trouver le Christ sans Jésus, mais sa vie n'a d'intérêt que si on ne la sépare pas de ce qu'elle veut dire, du message qui lui est lié, du sens, que la science historique ne peut saisir.

Si vous regardez un tableau de maître impressionniste (comme celui en marge) vous me direz : « c'est un pont qui passe au dessus d'un bassin recouvert de Nénuphars » et vous auriez raison. Mais un scientifique vous dira qu'il ne s'agit que d'une toile avec des tâches de peinture. Il aurait raison aussi. Quelle est la différence entre les deux interprétations ? La signification, le sens, qu'ajoute l'artiste.

Il en est de même de la vie de Jésus. Elle a un sens que les évènements par eux-mêmes ne révèlent pas. On ne peut donc pas trouver le Christ en le cherchant dans le personnage de Jésus tel que la science historique pourrait nous le présenter.

 


Notes

S'il est difficile dans une petite note de bas de page d'expliquer ce qu'est la « science historique », disons tout de même que le but d'un historien au sens scientifique du terme, c'est de reconstituer des faits à partir de sources (documents, archéologie, etc...) selon une méthode critique qui implique un raisonnement qui tente d'être objectif, c'est à dire qui tente de s'affranchir autant que faire se peut des opinions. De ce fait la science historique ne produit pas de sens, ni d'interprétation de l'histoire comme le font les philosophes ou les théologiens qui s'appuient sur elle.

2  Il faut distinguer entre évangile et Évangile. Le premier désigne une œuvre qui raconte Jésus, le second le message de Jésus.

Exégète protestant du 20ème siècle (1884-1976).

J'utilise volontairement le mot événement plutôt que fait. Car le fait est une reconstitution de l'histoire. Les faits sont des événements racontés selon la méthode historique. Mais cette méthode ne permet pas de saisir tous les événements qui ont réellement eu lieu.

5   Théologien protestant du 20ème siècle (1906-1945).

6   Dietrich BONHOEFFER, Qui est et qui était Jésus-Christ, cours de christologie à Berlin 1933, Labor et Fides, Genève, 2013

Le Bassin Aux Nympheas
(Claude Monet)